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CHAPITRE 9
STRATÉGIES DE DÉVELOPPEMENT AGRICOLE:
PROCESSUS ET STRUCTURE

9.1 RÔLES D'UNE STRATÉGIE AGRICOLE

9.1.1 La stratégie, vision et document unificateur

Une stratégie est un cadre de cohérence qui rassemble diverses initiatives de politique en une structure intégrante qui donne une vision à moyen ou long terme des perspectives du secteur. Le chapitre 2 du présent volume traite de l'utilité d'une stratégie pour assurer la cohérence des politiques envisagées, pour les lier solidement aux objectifs de développement nationaux et pour assurer une couverture suffisamment complète des domaines à réformer.

Ce qui caractérise une stratégie est qu'elle constitue une approche intégrée des problèmes de développement. Une stratégie solide et viable, applicable et capable de faire progresser le secteur, doit être dotée d'un cadre conceptuel fort et ses propositions de politique doivent être élaborées en fonction de critères techniques rigoureux. Si ce n'est pas le cas, la stratégie risque de se transformer en liste de voeux et de perdre en grande partie son pouvoir de persuasion. Il ne faut pas oublier, cependant, qu'une stratégie réussie n'est pas qu'un simple document technique: c'est une vision et un cri de ralliement. C'est une vision parce qu'elle ouvre de nouvelles perspectives au secteur et montre la voie pour les atteindre. L'un de ses rôles majeurs est d'indiquer avec réalisme comment satisfaire les aspirations légitimes de la population rurale. C'est un cri de ralliement parce que, si elle porte ses fruits, elle permet de mobiliser les forces qui appuieront sa vision et sa mise en œuvre. Le secteur agricole est peuplé de groupes nombreux et divers, et seule une vision convaincante pourra susciter leur adhésion. En même temps, sans un large soutien, la stratégie restera une étude technique parmi d'autres.

Le soutien à la stratégie doit provenir d'au moins trois fronts principaux:

Si possible, la stratégie doit également rencontrer un écho largement favorable auprès d'autres segments de la population et des leaders d'opinion en général, même si de nombreux groupes se sentiront moins concernés parce qu'ils ne participent à son élaboration que dans une moindre mesure. Si elle suscite une opposition active dans des cercles importants, il sera beaucoup plus difficile de la faire accepter et de la mettre en œuvre.

Ce chapitre examine quelques aspects majeurs du processus d'élaboration d'une stratégie agricole ou rurale, et les illustre à partir des travaux de l'auteur comme conseiller pour la mise sur pied de stratégies au Honduras, au Guyana, en Estonie, au Nicaragua, en El Salvador, en République dominicaine et au Mozambique, ainsi que d'informations sur l'expérience d'autres pays. Le chapitre discute ensuite le contenu des orientations stratégiques des politiques de développement agricole, présente les questions relatives aux programmes de développement rural, et passe en revue les critères d'allocation des ressources dans de tels programmes.

9.1.2 Un ensemble équilibré de réformes

Pour mobiliser le soutien aux réformes, une stratégie peut définir des arbitrages et tenter d'équilibrer les gains et les pertes des différents sous-secteurs. Il est parfois plus difficile de faire approuver une proposition de réforme isolée, parce que les intéressés qui s'estiment lésés, même s'il s'agit d'une petite minorité, risquent d'exercer une pression politique suffisante pour la faire échouer. En revanche, si cette proposition fait partie d'un ensemble de réformes, ces mêmes intéressés pourront juger que celui-ci leur procure suffisamment d'avantages globalement pour qu'il vaille la peine de le soutenir malgré tout.

Le programme de réformes du secteur céréalier kényan (PRCS), qui faisait partie d'un programme d'ajustement structurel, illustre combien il est difficile de mener des réformes de politique sans avoir mobilisé un soutien suffisant:
… l'incohérence de la mise en œuvre du PRSC résulte avant tout du fait que le processus de réforme a négligé la dimension politique, et qu'aucune culture de la réforme n'avait été mise en place dans la période qui l'a précédé. En particulier, il est suggéré que, si les concepteurs et les directeurs du PRSC avaient pris la peine de fournir des informations adéquates sur les avantages attendus des réformes, le processus aurait reçu un soutien plus cohérent. Cela transparaît clairement dans le comportement des acteurs du marché, en particulier des producteurs de maïs tamisé et des politiciens possédant des intérêts dans la transformation du maïs et la distribution alimentaire, qui commencèrent par s'opposer aux réformes avant de les soutenir… l'absence de soutien inconditionnel du Président et du Cabinet, et l'incompréhension par tous les groupes d'intérêt des bénéfices et des coûts probables, créèrent de fait des incertitudes et des conflits d'intérêt, au final plus apparents que réels. Tous ces facteurs contribuèrent à l'incohérence de la mise en œuvre et à un conflit évitable entre donateurs et gouvernement. Cet article suggère que la tâche de gestion de la politique de réforme a été négligée et qu'il conviendrait de l'intégrer explicitement à ce type de programmes. (Extrait de Peter M. Lewa et Michael Hubbard, Kenya's Cereal Sector Reform Programme: managing the politics of reform, Food Policy, volume 20, № 6, décembre 1995, pages 573–574).

Si les agriculteurs du Honduras ont apporté leur soutien au libre échange proposé par les réformes de politique agricole du début des années 90, c'est en partie grâce à la mise en place, dans ce cadre, d'un système de fourchettes de prix qui augmentait automatiquement les droits de douane lorsque les prix mondiaux étaient exceptionnellement bas (et les diminuait lorsqu'ils étaient élevés, au bénéfice des consommateurs). De la même manière, ils ont accepté de démanteler le système des prix de récolte garantis parce que cette mesure s'accompagnait de la proposition de privatiser les silos à grains appartenant à l'État et permettait aux agriculteurs de devenir co-propriétaires des installations. Si le libre échange ou la liberté des prix avaient été présentés seuls, il est improbable qu'ils auraient rallié un soutien suffisant pour être acceptés dans la situation de l'époque.

D'autres éléments de cet ensemble de réformes ont contribué à son acceptation en bloc. Conscients qu'une restructuration du processus de réforme agraire pourrait mettre un terme à la confusion de la politique en ce domaine et à vingt années d'invasion des terres et de confrontations violentes, les gros producteurs commerciaux acceptèrent à leur tour la suppression du système des prix garantis, dont ils avaient été les principaux bénéficiaires, et l'abandon des contrôles quantitatifs sur les importations, qui avaient également profité à certains d'entre eux. Les ruraux pauvres ont saisi les bénéfices potentiels d'une réforme agraire mieux menée et d'autres éléments de l'ensemble qui ciblaient leur groupe de revenus et donc abandonné de bon gré la tactique des invasions de terres qui, de toute façon, se retournait parfois contre eux.

Dans la mesure du possible, du point de vue à la fois de l'efficacité économique et de l'équité1, l'élan fondamental de toute stratégie devrait être la mise en place d'une politique identique pour tous les acteurs et la suppression des privilèges économiques particuliers. Il peut cependant s'avérer difficile de parvenir à un accord sur ce point. Il sera peut-être plus facile de s'entendre sur la nécessité d'appliquer un traitement uniforme à tous les acteurs économiques quand divers intérêts participent ensemble à la formulation de la stratégie, plutôt que lorsqu'ils négocient séparément avec le gouvernement. Lorsqu'un forum réunissant de nombreux participants discute d'un large éventail de problèmes, chaque acteur constate que l'on ne peut pas supprimer les privilèges des autres sans réciprocité: la logique requiert de renoncer à tous les privilèges. Atteindre de cette manière un large consensus sur un ensemble de réformes constitue peut-être l'une des meilleures méthodes pour se débarrasser des privilèges bien établis, ou tout au moins les réduire de manière significative.

9.1.3 Rôle pédagogique de la stratégie

L'un des rôles les plus fondamentaux d'une stratégie est d'élever le niveau du débat national sur les politiques. Tant que celui-ci se mène entre des groupes d'intérêts particuliers et des représentants du gouvernement, le résultat tend à être un ensemble d'exceptions à la règle du traitement uniforme. Ce type de discussions se confine souvent aux bénéfices et aux pertes que la mise en œuvre des réformes va entraîner pour un groupe donné, même si la société tout entière pourrait en bénéficier. Le processus d'élaboration de la stratégie fournit l'occasion d'élever le débat au niveau des problèmes de développement national à traiter, des obstacles à surmonter, et de ce que la nation pourrait gagner à procéder de cette manière. Pour le grand public, il peut avoir une valeur pédagogique à long terme, qui transcende les bénéfices concrets liés à la mise en œuvre de ses volets clés.

L'élaboration de la stratégie constitue également un processus pédagogique pour les participants. Ce chapitre souligne plus loin que la formulation de la stratégie devrait être, autant que possible, un processus participatif. Une telle démarche, non seulement manifeste le respect des valeurs démocratiques, mais aussi renforce le soutien à la stratégie. Elle en renforce également le contenu parce que les participants, collectivement, représentent sans doute les meilleurs spécialistes nationaux dans chacun des domaines à traiter. Néanmoins, ces experts techniques ne connaissent pas toujours très bien toutes les considérations de politique importantes dans leurs domaines. Souvent, leur travail s'est entièrement déroulé dans le cadre des politiques en place, et ils n'auront peut-être pas l'habitude de penser en termes de propositions alternatives, surtout si les alternatives sont radicales. De ce fait, travailler à une stratégie peut constituer pour tous les participants un processus d'apprentissage par la pratique de la manière de définir eux-mêmes les problèmes de manière fructueuse et de rechercher des solutions dans des directions éventuellement inhabituelles.

Dans l'un des nombreux éditoriaux consacrés à la Stratégie de développement nationale guyanienne, le Stabroek News, un journal indépendant souvent considéré d'opposition par le gouvernement, disait ceci:
Le projet de Stratégie de développement national devrait être lu par nos politiciens, nos hommes d'affaires, nos syndicalistes et nos universitaires. Il contient des idées utiles et intéressantes et aborde tous les aspects de l'économie et de ses processus, ce qui ne peut qu'élever le niveau du débat public qui, dans tant de domaines, est mal informé et dépourvu de tout cadre théorique ou systémique.
Extrait du Stabroek News, Georgetown, Guyana, 6 mars 1997.

Le processus d'apprentissage peut aller jusqu'à permettre aux participants de mieux comprendre les motivations des organismes donateurs en en parlant avec leurs représentants. Ces échanges sont susceptibles, à leur tour, d'ouvrir des canaux de communication qui permettront, à l'avenir, aux organismes donateurs de préparer la formulation de leurs programmes pour le pays en collaboration avec un éventail plus large des leaders de la société.

Le projet et la version définitive du document de stratégie peuvent jouer des rôles très différents. La seconde constitue la base formalisée d'un programme de mise en œuvre, alors que le premier, du simple fait de son statut de projet, peut parfois aborder des sujets sensibles évités par les responsables. Le projet de Stratégie de développement national du Guyana en fournit un exemple.2 Il abordait ouvertement, entre autres, l'éventualité d'une privatisation de l'industrie sucrière nationale. À l'époque, le Cabinet y était fermement opposé et, de fait, il n'avait pas été possible d'en débattre publiquement. Mais, comme le texte était explicitement un projet préliminaire et technique, le ministère des Finances accepta d'y laisser une analyse complète de l'option de privatisation. C'est pourquoi il peut être important de qualifier la première version de projet technique, et d'insister sur ce point, pour libérer la discussion des contraintes politiques.

9.2 PROCESSUS PARTICIPATIFS D'ÉLABORATION DES STRATÉGIES

9.2.1 Pourquoi prôner la participation

Ces dernières années, on a assisté dans le monde entier à de nombreux efforts visant à encourager la participation active des communautés et des citoyens aux projets de développement ayant des conséquences sur leur bien-être. On peut en citer pour exemples la participation des utilisateurs de systèmes irrigués à leur gestion, les techniques de crédit collectif en microfinance, la participation des communautés rurales aux programmes de protection des forêts et des bassins versants, ainsi que l'organisation de groupes d'agriculteurs aux fins d'assistance technique, d'achat d'intrants et d'amélioration de l'accès aux marchés. L'accent sur la participation a été en outre élargi aux services sociaux, comme dans le cas de la participation des communautés à la gestion de certaines écoles rurales en El Salvador3.

En dépit de l'accent mis sur l'approche participative, il s'agissait la plupart du temps d'une participation à des projets et programmes de développement, principalement au niveau local. Cette approche a rarement servi à formuler des propositions globales et spécifiques formant un ensemble de politiques et une stratégie de développement à l'échelle de tout un secteur. Plusieurs pays (Mali, Ghana et Mozambique, par exemple), ont entrepris de formuler des visions stratégiques nationales à long terme. Bien que ce type d'expérience soit précieux et contribue à élever le niveau de conscience national quant aux scénarios possibles pour l'avenir, il convient de le compléter par des propositions concrètes de réforme du cadre de la politique nationale. Dans certains cas, on peut le considérer comme une première étape de l'élaboration d'une stratégie proprement dite.

Mais pourquoi recourir à des processus participatifs pour formuler une politique? Qu'y a-t-il à y gagner? Pourquoi le gouvernement n'en prendrait-il pas lui-même la responsabilité? La réponse peut être résumée en cinq points principaux:

  1. Pour améliorer les chances de parvenir à un consensus national sur la réforme des politiques. On ne parvient jamais à un consensus total sur des actions de politique, mais le processus participatif peut en élargir considérablement la portée. Plus le consensus est large, plus le soutien politique accordé au changement est fort.

  2. Pour renforcer les canaux du débat national, et donner ainsi aux citoyens les moyens de prendre une part plus active à la résolution des futurs problèmes de politiques. Ces canaux sont souvent sous-développés ou atrophiés. Ce rôle de la stratégie participative consiste à renforcer les capacités de la société civile et du secteur privé à l'égard des problèmes de la politique nationale de développement.

  3. Pour élaborer des politiques plus solides. L'expérience a montré que les représentants du secteur privé et les ONG peuvent, non seulement soutenir les politiques consensuelles, mais aussi grandement contribuer à l'amélioration de la qualité des réformes, et même aider jusqu'à la formulation des lois envisagées.

    Comme l'indiquent des documents de la Banque mondiale:

    Dans sa majorité, le personnel [de la Banque mondiale] responsable de ces stratégies d'aide aux pays (SAP) était convaincu que les bénéfices d'une participation de la société civile au processus en dépassaient largement les coûts. Selon eux, cette participation à la SAP débouchait pour le pays sur des priorités de développement choisies en meilleure connaissance de cause…4

    Et encore, dans le contexte des stratégies de réduction de la pauvreté (DSRP):

    Une analyse participative de l'impact des dépenses publiques sur la pauvreté peut en permettre une meilleure compréhension qu'une analyse effectuée uniquement par des officiels et des experts5.

  4. Pour améliorer le sens de responsabilité et la transparence du processus de définition des politiques.

  5. Pour doter le pays de meilleures armes dans les dialogues internationaux, afin que les priorités véritablement nationales puissent guider les programmes d'aide internationale, au lieu que les politiques nationales soient définies implicitement par la somme des conditionnalités attachées aux prêts et dons internationaux.

Un axiome de la démocratie affirme que les citoyens doivent pouvoir donner leur opinion sur les décisions qui les concernent. Les pays en développement manquent parfois d'une tradition solide de participation de la société civile 6 aux problèmes nationaux et le lobbying est laissé à quelques groupes d'intérêt économiquement influents. Mettre cet axiome en pratique nécessitera sans doute une collaboration plus active entre le secteur privé et les groupes de citoyens, d'un côté, et le pouvoir exécutif de l'autre.

9.2.2 Participants au processus d'élaboration de la stratégie

L'élaboration d'une bonne stratégie agricole requiert i) une expertise technique quant aux problèmes à traiter, ii) une intime familiarité avec l'agriculture du pays et iii) un leadership politique du processus de changement. Le premier critère peut être rempli par des experts nationaux et/ou internationaux, de préférence en collaboration avec des représentants des agriculteurs ou des communautés rurales. Le second est rempli par ces mêmes représentants et le troisième, en général, par les leaders politiques du pays, bien que les porte-parole des groupes de producteurs puissent également jouer un rôle de leadership important. En République dominicaine, par exemple, un groupe influent de producteurs, la Junta Agroempresarial Dominicana (JAD), a toujours rempli ces trois rôles dans les travaux sur les stratégies sectorielles.

En bref, la participation de représentants des agriculteurs - ou, plus largement, de la société civile - est importante pour choisir les orientations de stratégie les plus productives et pour en faciliter la mise en œuvre. La société civile a deux possibilités de participation: soit elle participe en partenaire à part entière aux travaux d'étude et de formulation du projet de stratégie, soit elle est consultée pendant le processus. Dans le premier cas, la stratégie risque d'être meilleure, mais il faut consentir un investissement plus important en organisation et en coordination, sans garantie de parvenir à un consensus. Une fois que l'on s'est engagé à faire participer la société rurale au processus, il est important de veiller à ce que les participants soient suffisamment représentatifs de sa diversité. Autrement dit, que les femmes, les pauvres et les autres groupes traditionnellement défavorisés soient représentés. L'exclusion de groupes importants risque d'affaiblir le document, et ses chances d'application seront handicapées si son contenu suscite la controverse après sa publication.

Il n'est pas indispensable que les participants soient des représentants formels d'associations ou autres entités reconnues. Les personnes qui occupent ce type de fonctions se sentent parfois obligées de défendre des positions rigides. Dans certaines situations, l'élaboration conjointe de propositions nouvelles et créatives progressera plus rapidement si les participants au processus sont choisis pour leur capacité reconnue à réfléchir et à aborder les problèmes d'un large point de vue, plutôt qu'en fonction de leur appartenance formelle à des organisations.

Comme déjà dit, la participation au processus de formulation de la stratégie de personnes extérieures aux cercles officiels peut renforcer la société civile dans les pays où sa voix peine à se faire entendre dans le dialogue de politique national. Cependant, si l'on opte pour une participation formelle des partis politiques au processus, le consensus sera beaucoup plus difficile à atteindre, puisque ceux-ci, par définition, ont intérêt à ne pas être d'accord, c'est-à-dire à définir leurs plates-formes respectives. Le processus aura plus de chance de déboucher sur un consensus si les participants viennent d'horizons très divers et si leurs appartenances partisanes couvrent tout le spectre politique, sans qu'ils soient pour autant des officiels dans la hiérarchie de leurs partis7. Dans le cas du Honduras, la représentation implicite de tous les partis politiques dans le dialogue a permis au programme de réformes de survivre à un changement de majorité suite à des élections ultérieures. Au Mozambique cependant, il fut décidé d'inclure des représentants de partis politiques à un exercice de conception stratégique, à cause du besoin de panser les plaies d'une guerre civile dévastatrice, et l'expérience réussit.

Parfois, les experts techniques - dont ceux des organismes internationaux - craignent que la participation de personnes sans formation technique approfondie ralentisse le processus et dilue la validité des recommandations. En réponse à la première préoccupation, on peut dire que, si le résultat est meilleur, la durée supplémentaire aura valu la peine. Quant à la seconde, il revient aux experts techniques, s'ils estiment mieux apprécier les situations et pouvoir proposer de meilleures prescriptions de politique, de s'en expliquer en termes compréhensibles, et de se montrer assez flexibles pour accepter les suggestions d'amélioration émises par des sources non techniques, et pas toujours en langage technique8. De toutes les façons, et pratiquement dans tout pays en développement, la société civile saura présenter des personnalités aux compétences techniques tout à fait valables sur les questions économiques et autres.

Il est légitime de craindre que les membres de la société civile ne parviennent pas à un consensus. Mais s'il existe de profondes divisions au sein de la société sur des points importants, travailler à une stratégie constitue un moyen aussi valable qu'un autre pour essayer de les combler. Cette tâche est relativement non politique, et la présence d'un large éventail de participants dont, en général, des conseillers internationaux, pousse en fait les participants à présenter des positions constructives et à écouter les idées nouvelles. Au final, si l'entente s'avère impossible sur certains sujets, il est toujours possible de présenter aussi des positions de minorité dans le rapport final.

Dans le contexte d'une stratégie agricole, l'expérience a montré que les grands intérêts de l'industrie agro-alimentaire sont souvent diamétralement opposés à ceux des agriculteurs sur des points tels que les droits de douane à l'importation. Les transformateurs de céréales et d'oléagineux préfèrent en général des droits faibles ou nuls sur leurs matières premières, au détriment des agriculteurs du pays qui produisent ces catégories de marchandises ou de proches substituts (la pratique d'exempter de droits les denrées alimentaires données ou l'aide alimentaire accordée à des conditions de faveur aggrave le problème). C'est pourquoi la participation à la stratégie agricole est parfois limitée à des représentants des producteurs primaires, sans participation des industries de transformation. Le coût de cette approche, bien sûr, est un consensus plus restreint sur les propositions qui en résultent, et peut-être une occasion perdue de collaboration entre agriculteurs et transformateurs sur des sujets tels que les normes de qualité et l'éventualité de contrats de fourniture de matières premières entre transformateurs et agriculteurs nationaux. La décision doit être prise au cas par cas, mais ce point mérite que l'on y réfléchisse avant de lancer un processus participatif pour le secteur agricole9.

9.2.3 Gestion d'un processus participatif10

Tout processus de formulation de stratégie participatif émane de son contexte particulier et aura ses caractéristiques propres. Les commentaires ci-dessous constituent une appréciation préliminaire de quelques uns des problèmes et enseignements majeurs mis en lumière par des expériences de ce type de processus, mais d'autres problèmes peuvent émerger dans des contextes différents et les leçons devront être adaptées à chaque situation. Les commentaires ci-après visent à aider les praticiens à anticiper les problèmes et les pistes de solutions possibles, sans prétendre proposer des recettes exhaustives ou définitives.

9.2.3.1 A qui appartient le processus

Un objectif principal des processus participatifs est de créer un sentiment d'appropriation de leur(s) résultat(s) chez les participants. Atteindre cet objectif dépend pour une large part de la manière dont le processus est mené, du degré d'implication des participants, ainsi que, dans certains cas, de la façon dont le processus est lancé ou, plus précisément, de qui en prend l'initiative.

Très souvent, les pouvoirs publics parrainent l'exercice d'élaboration de stratégie puisque, au final, ce sont eux qui prennent en charge l'essentiel de la mise en œuvre de ses politiques. Dans certains contextes politiques cependant, les membres de la société civile peuvent penser qu'en participant à un exercice stratégique organisé par le gouvernement, ils devront endosser de fait les propositions officielles, ce qui les rend réticents à participer dans ces conditions. Cette réaction a des chances d'être d'autant plus vive que les schismes politiques de la société sont profonds et que les élections nationales sont proches. La gravité de ce risque a été mise en lumière par l'expérience de l'Ouganda, où le gouvernement, contrairement à son habitude, a soutenu les approches participatives:

Il ne faut cependant pas voir la participation d'organisations de la société civile au processus du Document de stratégie pour la réduction de la pauvreté comme un événement isolé. De fait, au cours des cinq dernières années, le gouvernement ougandais a fait un effort pour que des organisations de la société civile participent à la planification des politiques et à la mise en œuvre des programmes… Cependant, l'absence d'un cadre clair de planification participative entre le gouvernement et la société civile a créé la crainte que les organisations de la société civile n'apparaissent comme des clients du pouvoir11.

Dans l'idéal, le partenariat entre pouvoirs publics et société civile est souhaitable, ne serait-ce que parce que l'on trouve des experts spécialisés de premier plan aussi bien dans les rangs des fonctionnaires qu'en dehors. Il faut étudier au préalable, dans chaque contexte, le partage des responsabilités entre le pouvoir en place et la société civile. Ceci est peut-être plus facile pour des stratégies agricoles que pour des stratégies économiques globales, puisque les principaux participants de la société civile sont alors, en principe, des agriculteurs aux qualités de leadership déjà largement reconnues dans le secteur. Comme dit plus haut, il faut veiller à ce que les agriculteurs participants représentent tous les grands courants politiques, afin que le gouvernement n'ait pas à craindre que la stratégie devienne une plate-forme politique pour les partis d'opposition.

Alternativement, l'élaboration de la stratégie peut être parrainée par une organisation internationale, mais cette approche risque d'estampiller la stratégie comme un produit de cette organisation, quels que soient les efforts de véritable participation mis en œuvre. Le problème est de savoir qui sera le «champion» de l'initiative, qui dirigera la rédaction du document et se chargera du lobbying pour obtenir son acceptation et sa mise en œuvre formelles. Dans un pays en développement, si la stratégie est un document de programmation destiné à une organisation internationale, la société civile aura peut-être du mal à s'en faire le véritable champion au sens ci-dessus et à aller plus loin qu'une simple contribution au document. Comme indiqué dans une évaluation récente du travail participatif dans 189 projets de la Banque mondiale:

Parfois la Banque s'est simplement servie des réunions avec les intéressés pour présenter ses programmes nationaux et les faire adopter, au lieu de s'informer des priorités locales. En général, les participants recevaient trop peu de retour d'information après avoir été consultés… ce qui a pu décourager leur engagement vigoureux et créatif à des consultations futures12.

Dans ce cas, les participants risquent de se dire que le but des consultations était simplement de leur extirper des informations.

L'expérience du Mali et d'autres pays13 montre le danger que les gouvernements finissent par dire aux institutions financières internationales (IFI) ce qu'elles souhaitent entendre afin d'obtenir l'allègement de leur dette et d'autres formes d'assistance. Le pouvoir économique des IFI par rapport à la plupart des gouvernements des pays hôtes est écrasant et il n'est pas toujours réaliste de s'attendre à un dialogue d'égal à égal. Toutes les incitations lourdes font pencher la balance en faveur de l'acceptation des politiques proposées par les IFI et du lancement de leur mise en œuvre.

Kathleen Selvaggio n'est pas le seul observateur a avoir noté «le désir des gouvernements d'éviter un conflit avec le FMI et la Banque mondiale susceptible de menacer le flux de prêts et la réduction de la dette, ainsi que le fait que les élites de nombreux gouvernements adhèrent souvent aux politiques d'ajustement structurel et en tirent même un profit matériel»14.

Cette relation déséquilibrée appelle à la prudence vis-à-vis d'une conditionnalité liée à la participation ou aux résultats d'un processus participatif. Plus fondamentalement, elle indique des limites inhérentes au parrainage direct d'un effort participatif par les IFI. Ces institutions peuvent favoriser et encourager indirectement cet effort, mais la voie du parrainage direct et des incitations conditionnelles risque de contrecarrer l'objectif d'un sentiment d'appropriation nationale de la stratégie.

Il peut être utile de considérer que le document de programmation destiné à un organisme international est auxiliaire et dérivé de la stratégie nationale. En Gambie, par exemple, on a décidé que ce serait la stratégie nationale, et non pas le DSRP, qui constituerait le document et le processus directeurs des choix politiques15.

Dans le cas du Guyana, l'effort a été organisé par un «tiers» neutre (le Centre Carter) et financé par sept institutions et fondations internationales différentes. Même dans ces conditions, et en dépit de la participation prolongée et intensive de plus de deux cents représentants de la société civile, ainsi que d'experts du gouvernement guyanien, un grand parti politique a affirmé publiquement que le premier projet était l'œuvre du Centre Carter. Il a fallu attendre la seconde phase des travaux sur la stratégie, après un hiatus de près de deux ans dû à une crise politique et constitutionnelle, pour que l'on commence à reconnaître qu'il s'agissait d'une production guyanienne. Aujourd'hui, tous les Guyaniens intéressés par les problèmes de politique considèrent la stratégie comme totalement guyanienne et elle constitue la pièce maîtresse des discussions sur la politique nationale.

Les efforts participatifs commencent par l'identification des intéressés. Savoir qui les identifie et les sélectionne peut relever de la question de l'appropriation. Dans le cas du Guyana et du Honduras, les participants ont été sélectionnés par des conseillers internationaux. La technique a consisté à demander à de nombreux leaders de la société civile (dirigeants agricoles au Honduras) de recommander des participants au processus. On a ensuite demandé aux personnes les plus fréquemment citées si elles souhaitaient participer. Au Guyana, ce mode de sélection a éveillé la méfiance de certains participants, après qu'ils se soient organisés pour le travail. Au Honduras, cela n'a pas posé de problème, mais à un stade ultérieur du processus il a fallu élargir la participation et inclure des représentants des campesinos, qui s'étaient sentis tenus à l'écart. Suite à des comptes rendus inexacts dans la presse, ils avaient exprimé avec vigueur leurs craintes sur ses orientations apparentes, mais une fois intégrés au dispositif ils apportèrent d'utiles contributions à la forme finale des propositions de réforme.

Ce problème de la sélection des participants ne fait l'objet d'aucune recommandation prédéfinie, mais il est conseillé d'organiser au préalable des discussions franches sur la question du parrainage entre les membres de la société civile, les pouvoirs publics et les entités nationales concernées.

9.2.3.2 Processus de rédaction

Bien souvent, le problème de l'appropriation trouve sa solution dans le mode de conduite du processus. Si les premiers projets sont préparés par des conseillers internationaux et soumis pour examen à l'occasion de brèves consultations, il est improbable qu'un sentiment d'appropriation nationale apparaisse. De la même manière, si les projets sont rédigés par des fonctionnaires, la société civile risque fort de ne pas les considérer siens. La rédaction véritablement participative de la stratégie est essentielle à l'appropriation du document. Ce processus prend nécessairement beaucoup de temps, surtout si l'on attend des participants qu'ils intègrent les suggestions de conseillers, les révisent le cas échéant et se les approprient. Cela demande une implication beaucoup plus profonde de la part des participants qu'une simple consultation sur des projets élaborés ailleurs.

Les représentants de la société civile, en particulier ceux de régions rurales, ne posséderont peut-être pas une grande expérience de la rédaction de documents de politique au raisonnement serré, bien qu'ils puissent avoir les idées les meilleures sur les problèmes de leurs régions et les moyens de les résoudre. Il se peut donc que les conseillers aient à jouer un rôle de facilitation du processus et même d'intervention, limitée, dans la rédaction de sections de la version initiale. Il faudra prendre des mesures spéciales pour assurer que les projets reflètent les préoccupations des participants et bon nombre des solutions vers lesquelles ils tendent, et que ces mêmes participants ressentent ces propositions comme étant les leurs.

Certains exemples peuvent être utiles. Au Honduras, pendant la première phase du processus, des représentants des agriculteurs ont passé avec deux conseillers toute une journée, chaque semaine, pour des séances de remue-méninges au tableau noir. Ces séances étaient organisées autour d'un thème de politique agricole, tel que réforme foncière, système financier agricole, politique de prix, etc. Les conseillers notaient en détail les points soulevés et les pistes de solutions. Quand de bonnes raisons économiques justifiaient à leur sens de résister à certaines propositions, un débat franc avait lieu. Dans un processus de ce type, ce sont les participants qui ont le dernier mot, mais il est important que les conseillers expliquent, si nécessaire, pourquoi certaines solutions proposées risquent de créer davantage de problèmes qu'elles n'en résolvent. Un dialogue digne de ce nom instaure la confiance mutuelle et pave la voie à un document plus solide. Dans le même temps, il revenait aux conseillers d'accepter le bien-fondé des préoccupations qui sous-tendaient certaines propositions des agriculteurs et de les aider à trouver des solutions techniques (de préférence, assorties d'options) y répondant. Dans la mesure du possible, chaque séance se terminait par un consensus approximatif, sur lequel les conseillers s'appuyaient pour rédiger une version très préliminaire d'un chapitre de la stratégie, à étudier lors de la réunion suivante.

L'examen des textes n'avait pas de date butoir. On ne passait au thème suivant qu'une fois que les participants étaient totalement satisfaits du texte qui leur était soumis et des changements qu'ils voulaient y voir. En outre, lors des réunions suivantes ils étaient libres de revenir à un chapitre antérieur et de suggérer de débattre d'autres changements. Il est essentiel d'allouer tout le temps nécessaire au processus. En procédant de cette manière, la première stratégie du Honduras pour l'ensemble du secteur agricole a été élaborée par le secteur privé en environ quatre mois.

S'il advient que des propositions des participants sont inacceptables pour des raisons économiques, et que les conseillers ne répondent pas directement à leurs interlocuteurs et en fin de compte écartent leurs idées dans l'élaboration de la stratégie, le risque est que les participants estiment a posteriori que les discussions ont été inutiles. Le but de ce type de processus est d'avancer ensemble, afin que les idées de tous les participants contribuent à la formulation finale de chaque thème, tout en éliminant en douceur en cours de route les suggestions indéfendables, dans la mesure du possible et toujours sur des bases claires16.

Dans une phase ultérieure de ce travail au Honduras, la participation a été élargie à des représentants des organisations nationales de campesinos. À ce stade, la stratégie était devenue projet de loi. Dans ce cycle de discussions, on s'aperçut qu'il était utile de se servir d'un format de tableau pour orienter les discussions de chaque journée sur le projet de loi cadre de politique agricole. Chaque ligne du tableau correspondait à un problème à résoudre. La première colonne contenait un bref paragraphe résumant la nature du problème. Dans la seconde figurait la solution proposée dans le projet de loi. La troisième demeurait vierge et devait être remplie en commun par tous les participants pendant la discussion. À ce stade d'avancement, présenter un projet technique écrit peut constituer une aide précieuse parce que cela focalise la discussion sur des points spécifiques et évite que certains participants se laissent aller à de longs discours sur des sujets sans rapport direct.

Pendant cette phase du processus, l'accord du jour était consigné dans la troisième colonne. Ensuite, le tableau était retapé et distribué avant la réunion suivante. Le premier point à l'ordre du jour de la séance suivante permettait à tous les participants de confirmer que la nouvelle formulation reflétait bien le consensus auquel ils étaient parvenus. Parfois, on évoquait des idées venues après coup et on revenait sur des points antérieurs. Là encore, il n'y avait aucune limite de temps pour étudier tous les problèmes. On s'est aperçu que soumettre à l'examen des participants un tableau révisé chaque jour, avant d'avancer au point suivant, constituait une manière transparente de confirmer les résultats des discussions, et cela s'est avéré un outil utile pour bâtir la confiance. Les participants voyaient leurs propres idées prendre forme d'une réunion à l'autre17.

Au Nicaragua, un processus similaire d'élaboration de la stratégie agricole nationale avec le secteur privé a également connu une longue période de délibérations entre des conseillers et des agriculteurs réunis en groupes de travail thématiques. Dès le début, chaque groupe de travail a produit un long tableau relatif au domaine de politique dont il était chargé. Les trois colonnes du tableau correspondaient aux problèmes, aux approches existantes et aux nouvelles approches envisagées. Les conseillers s'appuyaient sur les tableaux complétés pour élaborer des projets de stratégie qu'ils soumettaient aux producteurs.

Au Guyana et au Mozambique, ainsi qu'en Estonie dans le cadre de l'élaboration d'une stratégie nationale pour l'agriculture, la foresterie et les pêcheries, les groupes de travail ont rédigé eux-mêmes les chapitres. Au Guyana et en Estonie, ceux-ci ont ensuite été revus par d'autres et leur éventuelle modification a été discutée lors de séances plénières. Dans ces deux derniers cas, avant la fin des projets de documents, les conseillers ont participé à de multiples séances de travail pour communiquer le plus possible avec les participants et parvenir à des points de vue communs. Cette interaction étroite et permanente a facilité le processus de révision des textes qui a suivi.

9.2.3.3 Contrôle de qualité18

Le contrôle de qualité se situe au cœur des efforts participatifs. Un document techniquement faible ou financièrement irréaliste ne sera pas pris au sérieux. En revanche, l'expérience prouve que les membres de la société civile sont en général très désireux de produire un document bien conçu et responsable. Le développement de capacité est essentiel à la qualité. De ce point de vue, une assistance technique neutre - assurée par des parties qui n'ont pas à faire prévaloir la position officielle des organismes donateurs - peut être utile quand elle s'exerce par un processus conjoint d'apprentissage pratique.

Développer une capacité consiste souvent à puiser dans les talents nationaux latents. Dans chaque pays, existent des experts qui connaissent bien les problèmes de la plupart des secteurs. Le défi consiste parfois à les familiariser avec des cadres plus larges de politique et avec des pistes explorées dans d'autres pays, plutôt que de nouer avec eux une relation de maître à élève, et de leur donner l'occasion de travailler sur des aspects de la politique qu'ils n'avaient pas rencontrés auparavant.

En dépit des avancées de l'économie en tant que discipline, il arrive que la qualité d'un travail sur la politique soit exagérée par son auteur. Les critères de qualité doivent être les plus objectifs possible. Au minimum, il s'agira de la cohérence interne de la stratégie et de son sens des responsabilités budgétaires. Dans d'autres domaines, de la flexibilité est souvent requise.

La qualité est souvent le mieux servie par un partenariat entre les participants nationaux et des conseillers techniques impliqués dans le développement de capacité en matière de travail sur la politique. Les outils de base du développement de capacité sont la formation, formelle et informelle, ainsi que le travail d'équipe entre conseillers et homologues nationaux sur de longues périodes. Il est également important de s'efforcer d'expliquer le jargon, comme l'ont souvent souligné les représentants de la société civile. Pratiquement tous les scénarios macro-économiques peuvent être présentés en langage profane.

Que ce soit au niveau sectoriel ou macro-économique, il convient de souligner que le développement de capacité nécessite un engagement durable des conseillers techniques, nationaux et internationaux. L'élaboration des différents volets de la réforme de la politique agricole du Honduras a nécessité 80 réunions d'une journée sur une année, qui ont rassemblé des représentants des organisations de campesinos et des grands producteurs, et qui ont rédigé les projets des lois et de leurs règlements d'application. Le processus participatif guyanien a requis la présence de conseillers dans plus de cent réunions des groupes de travail de la société civile, sur plusieurs années. La caractéristique peut-être la plus frappante de ces réunions est qu'à travers elles, des membres de la société civile ont de fait élaboré les réformes de la politique. Dans ces échanges interactifs entre les conseillers et leurs homologues nationaux, ces derniers ont toujours eu le dernier mot, ce qui a fait d'eux les auteurs des réformes - conscients de l'être. Ce sentiment d'appropriation les a encouragés à aller de l'avant et à militer pour faire accepter la stratégie dans la société, et la faire mettre en œuvre par le gouvernement et les agences internationales.

Le développement de capacité ne s'arrête pas avec la rédaction de la version finale du document de stratégie. À mesure que les participants passent à d'autres occupations ou même émigrent, cette capacité et l'engagement envers les réformes peuvent s'affaiblir. Il faut les nourrir en permanence. L'attribution de dotations financières à des groupes de réflexion indépendants est l'un des moyens de créer une incitation suffisamment attractive pour que les personnes qualifiées n'abandonnent pas l'effort. Il existe dans les pays en développement plusieurs exemples de fructueux groupes de réflexion sur la politique, depuis le Thai Economic Development Institute en Thaïlande jusqu'au FUSADES (Fundación Salvadoreña de Desarrollo Económico y Social) en El Salvador. De ce point de vue, il est important que les organismes internationaux relèvent le défi d'institutionnaliser la capacité de la société civile à participer aux travaux de politique.

En dernière analyse, l'un des rôles les plus importants de l'assistance officielle au développement est de bâtir une capacité nationale d'analyse et de formulation de la politique. Une telle entreprise est complémentaire des flux d'investissements privés, elle ne s'y substitue pas. Les flux d'investissements réagissant à la qualité de l'environnement de politique plus qu'à tout autre chose, les dépenses consacrées à la création de capacité en ce domaine peuvent exercer une forte influence sur eux.

9.2.3.4 Organisation du processus participatif

Un processus participatif d'élaboration de stratégie nécessite un secrétariat ou un comité de coordination pour le diriger. Dans la plupart des cas, celui-ci sera composé de représentants des participants, ainsi que de personnel administratif. Dans l'idéal, on lui adjoindra un juriste pour bénéficier d'une aide en matière de problèmes législatifs et peut-être d'autres types de chercheurs pour soutenir la démarche. Si les pouvoirs publics parrainent le travail, ils seront représentés dans le comité de coordination et, dans de nombreux cas, le présideront. L'un des rôles de ce comité est d'assurer la cohérence globale de la stratégie en étudiant les projets de chapitres et en signalant les éventuelles incohérences aux groupes de travail concernés. Un autre est de proposer la structure de l'ensemble du projet et de produire une première version des objectifs et des principes directeurs, sous réserve d'accord du groupe dans son ensemble. Le comité est chargé de diffuser ces produits préliminaires aux fins de discussion par l'ensemble du groupe, ainsi que des notes de travail sur les problèmes et thèmes susceptibles d'avoir leur place dans la «vision» globale dont découle toute la stratégie.

Au Mozambique et au Guyana, une structure à trois niveaux a coordonné le travail. Au Mozambique, un Comité exécutif de quatre personnes gérait la logistique quotidienne, et un Comité de conseillers de 14 membres avait la responsabilité de la qualité et de la cohérence des documents, recevait les contributions du niveau local à travers le pays, et distribuait les projets de textes pour commentaires. La rédaction proprement dite était effectuée par 12 personnes travaillant en groupes ou «nucleos»19. Au Guyana, un Comité de société civile de 35 personnes dirigeait le travail des groupes, et ce Comité avait élu cinq co-présidents pour gérer le processus.

En cas de parrainage international, des conseillers internationaux peuvent faire partie du comité de coordination et/ou des groupes de travail thématiques, selon le cas. (Au Mozambique, aussi bien les instances de coordination que les groupes de travail technique étaient composés uniquement de mozambicains). Mais il est toujours important d'exprimer clairement, par le discours et par les actes, que les conseillers internationaux n'apportent pas dans leurs bagages un ordre du jour politique venu d'ailleurs, et qu'ils sont là bien plutôt pour servir de caisse de résonance aux idées préliminaires, sur la base de leur propre expérience internationale. Si les conseillers appartiennent à des organismes internationaux, il ne leur sera peut-être pas facile de jouer un rôle aussi désintéressé, et de ne pas mettre en avant les recommandations de politique que leurs organisations peuvent conseiller, ou même lier à une conditionnalité de prêt. Cette question d'un «pare-feu» à dresser entre les conseillers techniques et les responsables des positions institutionnelles est apparue sur le devant de la scène ces dernières années. De même, les organismes internationaux de développement ont commencé à admettre l'intérêt d'une «troisième force», c'est-à-dire d'un groupe international de conseil, neutre, capable de soutenir les équipes nationales, sans tenter d'imposer de recommandations, mais jusqu'ici aucune solution générale n'a émergé20.

Comme dit plus haut, au final, les conseillers internationaux participant à ce type de processus doivent laisser le dernier mot aux experts locaux et aux participants de la société civile. Ils peuvent tenter de les convaincre de leur point de vue dans certains domaines, mais doivent être prêts à céder à la fin. La stratégie terminée sera négociée avec d'autres entités, dont le gouvernement et les organismes internationaux, et toute recommandation véritablement infondée fera l'objet d'un veto à ce stade. Le rôle du conseiller est d'aider à améliorer la qualité technique du document, et non pas de la garantir.

Les groupes de travail constituent l'autre composant clé de la structure organisationnelle du processus. En général, ils sont organisés par thème de politique. Plusieurs expériences ont mis en relief le rôle important des groupes de travail. Ils constituent le premier vecteur de facilitation de la participation sur une base permanente. Ce sont également eux qui finalement produisent les projets de textes, et qui se les approprient les premiers. Il est essentiel de soutenir les groupes de travail, à la fois du point de vue logistique et en substance, afin que, grâce à la qualité de leur cohésion et de leur fonctionnement, ils produisent des résultats et acquièrent ce sentiment d'appropriation.

Les groupes de travail peuvent mobiliser des talents nationaux qui autrement seraient tenus à l'écart des discussions sur les politiques nationales. Ils peuvent jouer un rôle à long terme. Quand ils se sentent fortement engagés à leurs résultats, les groupes de travail entreprennent parfois, de leur propre initiative, un lobbying soutenu et efficace pour obtenir l'acceptation et la mise en œuvre formelles des propositions.

Un processus de cette nature est une entreprise très humaine. L'expérience montre que tous les participants ne s'impliquent pas au même degré, et certains restent au bord du chemin. (Dans le cas du Guyana, cinq des vingt-trois groupes de travail n'ont pas bien fonctionné au début de l'effort, et il a fallu finir par en reconstituer quatre.) Néanmoins, elle montre aussi que de ce type de processus et des groupes de travail finissent par émerger des leaders, porte-parole de la société civile, qui aident le processus à avancer et représentent la société civile dans le dialogue sur les politiques avec les pouvoirs publics et les organismes internationaux. En outre, ils sont souvent suffisamment informés et intéressés pour contribuer au suivi du processus de mise en œuvre de la politique.

Un autre problème de gestion se pose parfois: faut-il dédommager les participants de la société civile du temps qu'ils consacrent à l'effort? L'argument pour est que cela permet de puiser dans les meilleurs talents nationaux extérieurs au gouvernement. Sinon, on risque de se priver de la participation de certains experts très compétents, par exemple des professeurs d'université travaillant comme consultants. La rémunération du temps passé peut également entretenir l'engagement à l'effort. L'argument contre est que, dans de telles conditions, les participants nationaux deviennent redevables à l'entité de parrainage, qu'il s'agisse des pouvoirs publics ou d'un organisme international, et que donc ils cessent de représenter véritablement la société civile. A tout le moins, telle est la perception qui risque alors de prévaloir.

Pour cette raison, aucun dédommagement n'a été consenti aux participants au Honduras, en Guyana et au Nicaragua, à l'exception de déjeuners et d'en-cas pendant les réunions et, au Honduras et au Nicaragua, du remboursement des frais de transport des campesinos qui venaient participer aux réunions dans la capitale (bien sûr, les fonctionnaires participants ont continué à percevoir leurs émoluments). En partie pour cette raison, le niveau d'engagement a faibli à certains moments dans plusieurs groupes de travail guyaniens, mais ils ont fini par mener leur tâche à bien. Au Nicaragua (en 2001), les agriculteurs participants ont pris part à des voyages d'étude à l'étranger. Cela s'est avéré utile pour entretenir l'intérêt dans le processus, mais aussi formateur pour le travail sur la stratégie.

En Estonie, les principaux participants étaient des universitaires embauchés spécialement par la FAO et des fonctionnaires. Sans le recours au mécanisme des contrats, il aurait été virtuellement impossible de réunir une équipe de personnel national expérimenté. Néanmoins, cela n'a pas empêché les recommandations de la stratégie estonienne d'occuper une place prédominante dans les débats nationaux sur la politique agricole et a stimulé l'adoption des paiements directs aux producteurs de préférence aux contrôles des prix (voir le chapitre 4), d'une nouvelle législation en matière de réforme foncière, et d'autres initiatives.

Au Guyana, le recours à des experts totalement bénévoles lors de la seconde phase a considérablement allongé la durée des travaux. Au Honduras, bien que les représentants des agriculteurs n'aient pas été rémunérés pendant le projet de stratégie, les participants représentant les campesinos étaient des responsables occupant des postes rémunérés dans leurs associations et fédérations respectives, qui n'ont donc pas eu à consentir de sacrifice financier personnel pour consacrer du temps à l'effort. Ainsi, il ne faut pas exagérer ce que le bénévolat pur permet d'accomplir, bien qu'il soit important de respecter le plus possible le principe de la participation des citoyens pour créer un sentiment d'appropriation du résultat du travail.

Les participants à un processus de cette nature ne posséderont peut-être pas d'expérience antérieure d'activités participatives. C'est pourquoi, une fois que l'on a choisi les coordinateurs, il est conseillé de les former aux principes de base de la gestion participative d'un processus. Cela peut être très utile dans les sociétés sans forte tradition de société civile. La formation doit insister sur le fait que la communication entre les participants peut prendre diverses formes pendant la durée du projet, et passer par des canaux formels et informels. Il n'est pas nécessaire de confiner les discussions aux séances formelles. Il est également possible d'organiser des réunions informelles pour renforcer la dynamique de groupe entre les participants.

En termes de renforcement des institutions, l'élaboration d'une stratégie, avec tout le travail d'analyse de politique qu'elle implique, est un exercice très précieux pour la société civile, mais aussi pour le personnel du ministère de l'Agriculture et des autres administrations concernées. Le processus peut leur permettre de beaucoup mieux comprendre les problèmes, les contraintes et les options de la politique et de mieux apprécier la réflexion des autres participants nationaux.

Si, pour des raisons inévitables, il est impossible d'organiser un vrai partenariat avec la société rurale, il faut mener au moins deux tournées de consultations très larges sur la stratégie: l'une avant le début de la rédaction, l'autre quand la première version est prête pour discussion. Des consultations efficaces doivent être bien planifiées et structurées. Poser aux participants des questions ouvertes sur leurs principales préoccupations et recommandations peut être utile au début d'un exercice de ‘vision stratégique’ - comme cela a été fait au Mozambique dans pratiquement tous les districts du pays - mais pour élaborer des documents de politique plus spécifiques, il faudra structurer le débat autour de questions concrètes. La première tournée de consultations s'appuiera de manière plus productive sur une vision préliminaire des principaux problèmes, et les discussions seront principalement orientées vers les solutions à ces problèmes, sans fermer la porte à la mention d'autres préoccupations par les participants.

La seconde tournée de consultations sera plus fructueuse si le projet de document est discuté section par section de manière structurée, les accords atteints sur les changements étant soigneusement consignés. De même, les participants doivent recevoir les projets de textes longtemps à l'avance. Cependant, même si ces consultations sont bien planifiées et bien menées, il faut reconnaître qu'il est improbable qu'elles suffisent à générer une pleine appropriation de la stratégie par la société civile21. Dans la plupart des cas, le processus devra comporter à la fois une participation directe, notamment à la rédaction de la stratégie, et des consultations faisant intervenir dans le dispositif un cercle élargi de citoyens.

9.2.4 Défis et risques de la participation

Par nature, un processus de ce type présente plusieurs défis et risques importants. Bien qu'il puisse être soigneusement structuré, il tente de catalyser la réaction de la société civile, de manière à ce qu'elle participe plus activement au dialogue national sur les politiques de développement. Par conséquent, il est impossible de prédire avec certitude où il aboutira. Il faut être conscient dès le début de ce fait simple, mais élémentaire.

Certains des grands défis auxquels sont confrontés les processus de politique participatifs sont résumés dans les paragraphes suivants. À chaque défi est associé un risque d'échec.

  1. Le premier défi est de réussir à motiver un nombre suffisant de leaders des agriculteurs et des éleveurs à s'engager au processus et de consacrer le temps requis pour en assurer le succès. Les dirigeants d'entreprises agricoles et les agriculteurs étant très occupés, il n'est pas facile de satisfaire à cette exigence. Dans certains cas, la situation peut être compliquée par un cynisme généralisé quant à la possibilité de réaliser de véritables réformes du cadre de la politique. D'un autre côté, si le secteur rural traverse une crise économique profonde, ce fait à lui seul peut inciter les gens à tenter de réformer les politiques dans le cadre d'un processus participatif.

  2. Le second défi, particulièrement pour les stratégies agricoles et rurales, est d'atteindre des personnes résidant ailleurs que dans la capitale et de parvenir à une certaine représentativité géographique dans la participation22. La logistique de ce défi peut être difficile dans les grands pays et ceux où les réseaux de communication et de transport laissent à désirer. En général, il faut payer les frais de transport et de séjour des personnes à faibles revenus qui viennent de très loin pour participer au projet. Au Mozambique, les membres de Agenda 2025 ont visité pratiquement chacun des cent districts, ou plus, du pays, pour expliquer l'exercice; ils voyageaient en avion léger ou en petit bateau, voire parfois à cheval.

  3. Le troisième défi consiste à surmonter les divisions liées aux convictions politiques partisanes ou aux différences socioéconomiques entre participants afin de parvenir à un consensus bénéficiant du soutien implicite de la totalité ou de la majorité des principaux groupes de la société rurale. Si les différences partisanes s'accompagnent de divergences idéologiques sur le rôle du gouvernement dans l'économie et d'autres points de base, les surmonter et générer un véritable consensus sur les réformes de la politique risque de s'avérer difficile. En revanche, si les participants parviennent à un consensus, celui-ci constituera très probablement un fondement solide à une coopération durable sur les problèmes de politiques rurales.

  4. Le quatrième défi est de créer un environnement dans lequel les représentants de la société civile militent de concert pour soutenir de bonnes politiques économiques qui profitent à tout le secteur, au lieu de défendre des intérêts personnels ou sectaires étroits. Si le groupe de producteurs au Honduras a réussi à élaborer un ensemble de lois de réforme, c'est parce qu'il a très vite convenu de proposer des politiques uniformes pour l'ensemble du secteur, au lieu que chacun négocie des privilèges spéciaux avec le gouvernement du moment, comme l'on tendait à le faire auparavant 23. Il s'agit là d'un problème de contrôle de qualité de l'effort d'élaboration d'une stratégie. Pour l'Afrique, Bodo Immink et Macaulay Olagoke ont exprimé sous forme de question l'importance d'une méthodologie assurant le contrôle de qualité de la stratégie participative: «Comment assurer la qualité sans devenir non participatifs?»24

  5. Le cinquième défi est d'éviter de créer un processus de dialogue parallèle susceptible d'affaiblir les canaux de communication et les processus sociaux existants, au lieu de les renforcer (S. Tikare et al., 2001, p. 26).

  6. Le sixième défi est d'éviter une publicité prématurée du travail participatif tant qu'il est au stade de projet. La proposition de stratégie doit passer par plusieurs projets avant de parvenir à maturité et le processus de consensus prend du temps. En parler prématurément peut en faire un paratonnerre conduisant à des critiques acérées, parfois partisanes, des premières formulations de la politique, même dans la presse nationale. Le danger est de fracturer le consensus émergent entre les participants ou de faire sombrer l'ensemble du projet. À un stade ultérieur du processus, une large publicité est essentielle pour encourager le dialogue national sur les recommandations de politique, mais la divulgation du travail avant que le groupe participatif ait atteint la cohésion risque de sonner le glas de l'entreprise.

    Pour relever ce défi, il faut que s'instaure la confiance mutuelle entre les participants eux-mêmes, ainsi qu'entre les participants et les conseillers. Mais cela ne suffit pas car le travail peut subir la répercussion de courants et d'événements échappant au contrôle du programme d'élaboration de la stratégie et des producteurs.

  7. Le septième défi est de faire accepter par le pouvoir en place les principales recommandations politiques de la stratégie, ou par le suivant si des élections sont prévues à brève échéance. En ce sens, deux facteurs peuvent renforcer les chances de réussite du programme: a) un véritable consensus au sein de la majorité des agriculteurs ou des membres de la société civile participants, au-delà de leurs affiliations politiques personnelles; b) un soutien à ce consensus de la part des organismes internationaux de développement, lors de la présentation des recommandations au gouvernement. Il faut s'attendre à des difficultés:

    [L'absence d'] engagement du gouvernement constitue le principal obstacle et défi à l'instauration par la [Banque mondiale] de la participation dans toutes ses opérations25.

David Brown et Rajesh Tandon ont résumé en ces termes la nature de certains de ces défis:

L'existence d'un problème grave que les solutions orthodoxes ne parviennent pas à résoudre peut inciter à se tourner vers des stratégies de collaboration. La collaboration permet de mobiliser plusieurs ressources et de nombreux acteurs différents: elle peut augmenter le stock d'informations et d'idées, par exemple,… [Cependant, la collaboration] requiert de réunir des personnes dont les intérêts, les informations, les ressources et le pouvoir diffèrent. Puisque collaborer signifie s'influencer mutuellement, ces différences impliquent que des conflits sur les objectifs et les moyens risquent en permanence de surgir…26

D'un autre côté, relever ces défis avec succès dote le secteur privé ou la société civile d'une capacité nettement améliorée de jouer un rôle important dans le dialogue national sur la politique et d'y apporter des contributions de valeur.

9.3 STRUCTURE ET COHÉRENCE DE LA STRATÉGIE

9.3.1 Donner forme à la stratégie

Si une vision créative constitue un élément essentiel de la stratégie, les moyens pour la concrétiser doivent être énoncés avec suffisamment de détail et de rigueur pour constituer un programme applicable. Une vision peut aider à consolider l'unité d'une nation, et à promouvoir un accord sur les priorités futures de la politique, mais elle ne peut à elle seule déboucher sur des plans d'action et des mesures concrètes. Visualiser la voie à suivre en termes à la fois amples et détaillés constitue l'un des autres défis majeurs posés par l'élaboration d'une bonne stratégie. Dans le même ordre d'idées, une stratégie doit faire preuve du sens des priorités.

Une étape utile, pour passer de l'expression d'une vision à un programme de propositions de politique, consiste à identifier les obstacles à la réalisation de cette vision. Les agriculteurs et autres acteurs du monde rural sont conscients des problèmes à surmonter pour concrétiser le potentiel du secteur. Leurs préoccupations peuvent s'exprimer de diverses manières: prix à la production trop bas, sentiment d'un renchérissement abusif des prix par les intermédiaires, coûts de production élevés, érosion des sols, mauvais fonctionnement des réseaux d'irrigation, manque d'accès au crédit et aux institutions bancaires, etc. La stratégie a pour rôle de formuler ces préoccupations de manière gérable, sous la forme de concepts pouvant faire l'objet d'actions de politique. De faibles prix à la production peuvent être imputables à une mauvaise infrastructure de commercialisation, mais aussi à un taux de change surévalué ou encore à une politique tarifaire non uniforme qui autorise l'entrée des denrées alimentaires avec des droits faibles ou nuls tout en taxant l'importation d'autres marchandises. La stratégie a pour tâche de diagnostiquer avec précision les causes des préoccupations des agriculteurs et d'élaborer les politiques qui y remédieront. Les liens logiques entre diagnostics et solutions doivent apparaître clairement.

Une autre étape valable pour les groupes de travail est d'entreprendre une description du cadre de politiques en place. Parfois, leurs membres auront travaillé pour la plus grande partie de leur carrière dans un certain cadre de politiques, et ils pourront avoir du mal à prendre leurs distances pour le décrire et pour organiser des alternatives. Dans ce cas, prendre connaissance de l'expérience d'autres pays, à travers les conseillers techniques ou grâce à des rencontres directes avec des homologues étrangers, peut s'avérer fructueux.

Une structure de document qui incite à poser les bonnes questions peut faciliter considérablement la tâche, surtout lorsque des non-spécialistes contribuent au processus participatif. Il est particulièrement important d'aider ceux ou celles qui élaborent la stratégie à identifier les principaux obstacles à surmonter et les points à traiter dans chaque domaine, avant de se lancer dans l'analyse de recommandations d'alternatives de politique.

Lorsque la stratégie est divisée en plusieurs chapitres thématiques, il peut également s'avérer utile de demander aux rédacteurs des chapitres de traduire les grands objectifs sectoriels en sous-objectifs spécifiques aux sujets dont ils sont chargés. Cela permet de concevoir les recommandations qui atteignent les sous-objectifs et, ce faisant, surmontent les obstacles majeurs ayant empêché de les atteindre dans le passé. La présentation des sous-objectifs doit être brève, en général d'une demie page à une page et demie. Si elle est plus longue, la confusion entre moyens et objectifs tend à s'introduire dans les débats.

De même, il est bon que chaque chapitre contienne un élément de recherche documentaire et résume les orientations passées et présentes de la politique, afin de placer les réformes dans un contexte approprié. Une bonne stratégie doit être beaucoup plus qu'un simple ensemble de recommandations - qui risquent de sombrer rapidement dans l'oubli si rien ne les appuie. La stratégie doit également devenir un outil de référence majeur pour les chercheurs et les futurs analystes de la politique. Cette approche contribue, entre autres, à assurer la rigueur du travail et à rendre plus difficile pour les responsables et les politiciens d'ignorer les propositions de la stratégie.

À titre d'exemple de modes d'organisation, dans certains cas (Estonie, Guyana), on a jugé utile de diviser chaque chapitre en sections, comme indiqué ci-dessous, afin que les groupes de travail puissent suivre un ordre logique:

  1. Caractéristiques de base du secteur, sous-secteur ou thème étudié.
  2. Examen des politiques passées et présentes relatives au domaine ou au thème.
  3. Grands problèmes et obstacles à traiter.
  4. Sous-objectifs (subsidiaires) du domaine ou du thème.
  5. Recommandations de politique et justifications techniques (les politiques sont élaborées logiquement pour surmonter les obstacles et atteindre les objectifs).
  6. Annexes: Réformes législatives conseillées, programme d'investissement recommandé (ce dernier élément ne s'applique pas à tous les domaines).

L'introduction de la stratégie doit définir les objectifs globaux et les interpréter dans le contexte existant. Dans cette section, il peut être utile d'indiquer un ensemble de principes de politique, comme illustré au chapitre 2.

Le fait que la stratégie doive être exhaustive ne signifie pas qu'il faille réinventer la roue dans tous les domaines. Elle peut incorporer des analyses intéressantes et des recommandations judicieuses provenant d'autres contextes. C'est un document complet, mais pas nécessairement original en tout. De fait, l'intégration du travail effectué antérieurement par d'autres groupes peut constituer l'un des moyens de consolidation du consensus sociétal et de mobilisation du soutien aux recommandations de la stratégie.

En matière agricole, exhaustivité ne signifie pas non plus nécessairement inclure dans la stratégie tous les thèmes relevant de l'agriculture. Selon la situation, il conviendra de procéder à un travail séparé, à un autre moment, sur une stratégie nationale de l'eau ou de gestion de la forêt, par exemple. En revanche, cela signifie une couverture relativement complète de toutes les politiques pertinentes entrant dans le cadre de la stratégie. Il est déconseillé d'élaborer des stratégies spécifiques à certains produits agricoles (céréales, légumes, élevage, etc.) puisque, à long terme, ils peuvent se substituer les uns aux autres dans la production et réagissent tous au même ensemble de politiques de base: politique commerciale, financière agricole, foncière, etc. On peut traiter d'actions spécifiques pour les produits de la culture et de l'élevage au niveau de programmes dans le cadre de la stratégie. Le chapitre 2 explique la différence entre politiques, programmes et projets.

Si les chances d'application de la stratégie dépendent de nombreux facteurs, dont certains difficiles à prédire, elles dépendent aussi de manière cruciale de la force conceptuelle du document et du respect qu'il suscite, comme déjà souligné. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille le rédiger dans un langage académique et abstrus; il convient plutôt d'adopter une logique claire et convaincante et de l'appuyer sur des bases empiriques fermes. Les analyses formelles et quantitatives des problèmes peuvent jouer un rôle d'appui important à l'élaboration d'une stratégie. Il est même essentiel que la stratégie soit fondée sur des bases rigoureuses, mais il faut que le document lui-même soit rédigé dans un langage compréhensible par un large public. Les analyses particulièrement importantes peuvent être présentées en annexes, si on le souhaite.

Il existe plusieurs dimensions ou axes principaux qui peuvent aider à la cohérence d'ensemble de la stratégie. Ce sont les poutres maîtresses sur lesquelles son contenu est bâti. Il peut s'agir de facteurs historiques, économiques et sociaux, de considérations agronomiques et écologiques, ou d'autres facteurs éventuellement pertinents.

Le choix de cette structure dépend dans une large mesure de la nature des problèmes traités et de la situation de chaque pays et de son secteur agricole. Dans le cas de l'Estonie, les principaux axes de la stratégie incluaient l'impératif historique de continuer à dé-soviétiser le secteur agricole, qui était à la traîne du reste de l'économie à ce niveau, et le besoin de concevoir des mesures compatibles avec le marché pour compenser l'extrême souffrance économique infligée à l'agriculture par l'adoption au niveau national d'un taux de change surévalué et de politiques commerciales ultra-libérales. Le déclin brutal de l'économie agricole a également contraint à résoudre les problèmes sociaux émergeant dans les régions rurales.

Un cadre logique qui a servi avec succès à élaborer des stratégies dans plusieurs situations s'appuie sur le paradigme économique de l'agriculteur (chapitre 2): incitations productives, base des ressources agricoles incluant la sécurité foncière, accès aux intrants, aux marchés et aux technologies. De nombreux autres cadres sont viables tant qu'ils décrivent clairement les problèmes et les lient à des recommandations de politique réalisables.

1 Hans Binswanger a souligné l'aspect d'équité: «L'octroi de privilèges ou la baisse de la concurrence sur les marchés des produits, des intrants et du crédit coûte cher aux consommateurs et aux contribuables, et finit par nuire aux petits agriculteurs et aux ruraux pauvres, même si ce type d'effet est involontaire». (H. Binswanger, Agriculture and Rural Development: Painful Lessons, in: Carl K. Eicher et John M. Staatz (éd.), International Agricultural Development, 3ème édition, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1988, p. 298).

2 Résultat des efforts de vingt-trois groupes de travail sectoriels comprenant des experts du gouvernement ou extérieurs, ce document en six volumes, publié pour la première fois en 1996 en tant que projet technique, abordait tous les secteurs de l'économie. Une crise électorale suspendit les travaux pendant plus d'un an et, après sa relance (par le ministre des Finances), la société civile participa encore plus activement à son actualisation et à sa révision. Il finit par être soumis au Parlement et, pendant ce temps, le Gouvernement appliqua bon nombre des recommandations provisoires. Le Centre Carter aida à ce processus.

3 E. Jiménez et Y. Sawada, Do community-managed schools work? An evaluation of El Salvador's EDUCO program, The World Bank Economic Review, vol. 13, № 3, septembre 1999, pages 415–441.

4 Maria Aycrigg, Participation and the World Bank: Success, Constraints, and Responses, Social Development Paper № 29, Environmentally and Socially Sustainable Development, Banque mondiale, Washington, D.C., novembre 1998, p. 11.

5 S. Tikare, D. Youssef, P. Donnelly-Roark et P. Shah, Organizing Participatory Processes in the PRSP, projet, Banque mondiale, Washington, D.C., avril 2001, p. 7.

6 Dans ce chapitre, on entend par société civile le secteur privé (secteur des affaires), ainsi que les ONG, les universités, les associations de citoyens et d'autres groupes.

7 À l'occasion d'un exercice de stratégie agricole en République dominicaine, le PNUD a commandité des chapitres sur divers sujets de politique à des experts nationaux, puis réuni un atelier national fin 1994 pour les étudier et y apporter des modifications. Les participants à l'atelier représentaient les organisations nationales d'agriculteurs, l'industrie agro-alimentaire, des ONG, le gouvernement et les partis politiques. Les débats furent animés et productifs et les résultats utiles, mais l'objectif d'un consensus incluant les partis politiques sur la stratégie n'a pu être atteint.

8 Il n'est pas toujours facile d'amener les experts à jouer ce rôle. Comme il est noté dans l'une des évaluations effectuées par la Banque mondiale des efforts participatifs dans ses programmes, «L'approche participative va à l'encontre de la culture des ‘experts’ de la Banque» (M. Aycrigg, 1998, p. 27).

9 Une approche participative intéressante a été mise en place en El Salvador où, sous la direction de Mercedes Llort et avec le soutien de la Banque interaméricaine de développement, la Chambre agricole et agro-alimentaire d'El Salvador a organisé quatre forums nationaux sur des thèmes stratégiques du développement agricole, et commandité des études techniques sur des sujets identifiés comme des priorités. Des experts nationaux et internationaux ont été invités à s'exprimer lors de ces forums, et le public comprenait de nombreux représentants des agriculteurs, des industriels de l'agro-alimentaire, du gouvernement et des organismes internationaux. Par la suite, un projet de document de stratégie a été rédigé sur la base des résultats des forums et des études techniques. Il a été publié sous l'intitulé: Cámara Agropecuaria y Agroindustrial de El Salvador (CAMAGRO), Estrategia concertada de desarrollo agropecuario, Convenio CAMAGRO/BID № ATN/SF-5509-ES, Diálogo nacional sobre estrategias de desarrollo agropecuario, San Salvador, El Salvador, septembre 1998.

10 Les commentaires de cette section et de la précédente s'appliquent à l'élaboration de déclarations de politique majeures, ainsi qu'aux stratégies dans leur ensemble.

11 Zie Gariyo, Civil Society in the PRSP Process: The Uganda Experience, contribution à l'atelier Voices and Choices at the Macro Level: Participation in Country-Owned Poverty Reduction Strategies, Banque mondiale, Washington, D. C., 3–5 avril 2001, p. 3.

12 Operations Evaluation Department, Participation Process Review, Executive Summary, Banque mondiale, Washington, D. C., 27 octobre 2000, p. 2.

13 Cité dans Roger D. Norton, Development Co-operation Processes: Issues in Participation and Ownership, présenté à l'occasion de The Development Cooperation Forum, The Carter Center, Atlanta, 22 février 2002. Ce paragraphe et les deux suivants sont adaptés de ce document.

14 Kathleen Selvaggio, From Debt to Poverty Eradication: What Role for Poverty Reduction Strategies? CIDSE et Caritas Internationalis, Bruxelles et Cité du Vatican, juin 2001, p. 24.

15 Abdou Touray, The Gambian Experience in Participatory Processes in Poverty Reduction Efforts, contribution à l'atelier Voices and Choices at the Macro Level: Participation in Country-Owned Poverty Reduction Strategies, Banque mondiale, Washington, D. C., 3 au 5 avril 2001, p. 2.

16 D'un autre côté, la procédure utilisée dans certains travaux de groupe, consistant à demander aux participants de noter des mots isolés sur des cartes de 10 × 15 cm, puis de les afficher au mur pour que tous les voient et en discutent, risque de ne pas produire un document dont le contenu conceptuel et la structure logique soient du niveau requis normalement pour une stratégie.

17 Entre ces deux phases de travail, il y avait eu des discussions avec divers ministères et des organismes internationaux. En tout, vingt-cinq versions du projet de loi ont été produites avant que ne soit atteint un consensus suffisant pour l'envoyer au Parlement du Honduras. Le processus a pris du temps, mais chaque nouvelle révision du projet élargissait le consensus et donc en valait la peine.

18 Cette sous-section est adaptée de R. D. Norton, 2002.

19 Ce groupe de la société civile, appelé Agenda 2025, a été approuvé par le Président et le Premier ministre, et les partis d'opposition y ont leurs représentants. Il produisit en Juin 2003 un document détaillé de “vision stratégique” couvrant tous les secteurs de l'économie ainsi que les questions sociales.

20 Pour explorer ce problème, le Centre Carter a organisé en 1997 une conférence préliminaire, dont les conclusions ont été présentées dans: Toward a New Model of Development Cooperation: The National Development Strategy Process in Guyana, Global Development Initiative, The Carter Center, Atlanta, Géorgie, Etats-Unis d'Amérique, mai 1997.

21 Au Guyana, les consultations ont complété les groupes de travail. La première version du projet a été présentée dans de nombreuses villes et villages du pays, en général par le ministre des Finances lui-même, afin de solliciter des commentaires.

22 «Dans les processus nationaux tels que la conception d'une Stratégie de réduction de la pauvreté, le gouvernement traite en général avec les groupes organisés de la société civile de la capitale ou des grandes agglomérations. Cependant, l'engagement civique au niveau national peut également permettre au gouvernement d'atteindre un éventail plus large d'intéressés et d'ouvrir le dialogue avec des organisations de la société civile plus petites, telles que associations d'agriculteurs, coopératives, syndicats, chambres de commerce, groupes de femmes…» (S. Tikare et al., 2001, p. 14).

23 Ce groupe est aujourd'hui connu sous l'acronyme de CONPPAH et, deux ans après le début de son travail, il jouait encore un rôle important dans les délibérations sur la politique nationale.

24 Bodo Immink et Macaulay Olagoke, éd., Participatory Approaches in Africa: Concepts, Experiences and Challenges, comptes rendus du Exchange Forum for Practitioners of Participatory Development Approaches in Africa, Uganda Catholic Social Training Center, Kampala, juillet 1997, p. 6.

25 M. Aycrigg, 1998, p. 20.

26 L. David Brown et Rajesh Tandon, Multiparty Cooperation for Development in Asia, IDR Reports, Institute for Development Research, Boston, 1992, p. 30.


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