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Valeurs esthétiques de la forêt:
mesurer l’impact visuel des opérations forestières

C. Young et M. Wesner

Charlotte Young s travaille auprès de la Division des politiques, de la planification et des affaires internationales du Service forestier canadien, Natural Resources Canada, Ottawa, Canada.
Mike Wesner travaille auprès du Département de psychologie, Lakehead University, Thunder Bay, Ontario (Canada).

Le présent article est une adaptation d’un travail présenté au douzième Congrès forestier mondial et dont le titre est «Measuring public perceptions of forestry industry operations: a method for bridging socio-cultural values»; un résumé de ce document sera joint aux comptes rendus du Congrès.

L’impact des différentes opérations forestières industrielles sur les qualités esthétiques du paysage a été évalué à travers les réactions du public aux variations perçues dans les modèles et les couleurs.

La gestion durable des forêts – telle qu’elle est définie et mesurée par des catégories de critères et indicateurs acceptées au plan international – prête une grande attention aux valeurs économiques, biologiques, culturelles, sociales et spirituelles. C’est ainsi que l’étude des valeurs socioculturelles joue un rôle fondamental dans la gestion durable des forêts au Canada. Il est reconnu que la participation du public aux programmes de gestion durable des forêts est indispensable pour que les politiques forestières nationales soient acceptées, et l’appui aux programmes et politiques de gestion forestière s’obtient dans une très large mesure par l’intégration des valeurs publiques dans le cadre des politiques. Au Canada, l’opinion publique concernant la valeur des forêts tempérées et boréales est normalement mesurée de trois façons: au moyen de critères et indicateurs liés aux valeurs culturelles, sociales et spirituelles; par l’évaluation de l’impact social pour la gestion visant la production de bois; ou par l’effet observé des mesures de certification.

Dans les enquêtes publiques et les réunions des intéressés, il est souvent estimé que les gens apprécient les qualités esthétiques de la forêt. Bien que quelques recherches scientifiques aient été menées sur la «beauté du panorama» comme valeur sociale (Hodgson et Thayer, 1980; Hull, Buhyoff et Daniel, 1984; Patsfall et al., 1984), aucun processus structuré n’a jamais été mis en œuvre jusqu’à présent pour mesurer la perception des valeurs esthétiques de la forêt. Il n’existe pas de mesure qui spécifie comment et pourquoi la qualité scénique contribue positivement ou négativement aux valeurs humaines, sociales, économiques, culturelles et spirituelles.

Cet article présente les résultats d’une étude entreprise pour mesurer comment le public perçoit l’effet des opérations forestières industrielles sur les qualités esthétiques du paysage, sur la base de variations observées dans le modèle et la couleur. Une technique analogue a été utilisée par l’industrie de la publicité pour évaluer le type d’emballage qui frappera l’attention du consommateur dans un environnement commercial, et par les chercheurs militaires pour aménager les zones de camouflage (Carter et Carter, par exemple,1981). Pourtant ce type d’étude n’a jamais été réalisé auparavant dans la recherche forestière appliquée.

L’étude mesure l’acceptabilité esthétique de trois types d’opérations forestières industrielles: un modèle de coupe rase en damier; des zones irrégulières de coupe rase; et un chemin de débardage.


MÉTHODOLOGIE DE L’ÉTUDE

Pour réaliser l’étude on a fait appel à 80 volontaires, universitaires de la Lakehead University, dont les âges étaient compris entre 19 et 35 ans. Tous les participants ont été soumis à un test de dépistage de déficiences visuelles chromatiques éventuelles en utilisant le test de la palette de couleurs d’Ishibhara.

A chacun des volontaires ont été présentées 84 images de paysages pris au hasard tirées d’un jeu de 420 images de forêts (trois modèles spatiaux x cinq fonds choisis au hasard x sept variations chromatiques x quatre localisations sur un quadrant) présentées sur un moniteur (RGB) rouge-vert-bleu à haute résolution.

Les 420 images ont été créées à l’aide du logiciel Adobe® Photoshop® (version de 1991) pour présenter les trois modèles d’opérations forestières cibles – coupe rase en damier, coupe rase irrégulière, chemin de débardage – dans différentes positions contre cinq modèles de fond, décrivant chacune une photographie aérienne d’une forêt boréale. Quatre des fonds comprenaient un lac, positionné dans des quadrants différents (deux «lacs proches» et deux «lacs lointains»). Le cinquième n’avait pas de lac. Des exemples de ces images sont donnés aux figures 1 et 2.

Les trois modèles d’opérations forestières cibles étaient placés dans chacun des différents quadrants afin de mesurer les effets de la distance (premier plan par rapport à l’horizon) et de l’emplacement (à droite ou à gauche) sur les préférences des spectateurs.

La couleur de chaque modèle a été modulée en trois stades croissants et trois décroissants le long de l’axe rouge-vert, pour un total de sept stades chromatiques (comme défini par la International Commission on Illumination [CIE], 1931). Les zones illuminées et les ombres des modèles et du fond étaient maintenues constantes, de même que leur luminosité générale, afin de ne mesurer que les effets de l’emplacement et de la couleur des opérations forestières sur l’esthétique observée.

Avant d’entrer au laboratoire, on a communiqué aux volontaires qu’ils auraient évalué la beauté des forêts comme s’ils les observaient d’un avion volant à basse altitude. Les modèles du fond avec et sans lac (en l’absence d’industries) ont été présentés à tous les observateurs. Il a été demandé à chacun d’eux d’évaluer les 84 scènes sur un fond unique, si bien que seules les caractéristiques spatiales et chromatiques de l’opération forestière variaient contre un fond constant. Les observateurs ont évalué les configurations présentées au hasard pendant une seule session. Les évaluations ont été reportées le long d’une échelle verticale non quadrillée de 100 mm.

Les 80 volontaires ont produit au total 6 720 observations. L’interprétation des données a été conduite en utilisant un schéma quadruple multifactoriel (modèle spatial, fond, variation chromatique, emplacement dans le quadrant) avec des mesures répétées sur trois facteurs.

Suivant les recommandations de chercheurs précédents (Owens, 1988; Schroeder, 1991), pour identifier les valeurs dont l’importance pour les participants était constante, l’étude leur a permis de prononcer des jugements qualificatifs à la fin de chaque session d’évaluation pour leur consentir de décrire les stratégies d’évaluation des scènes utilisées.

1
Exemples d’images de paysages avec des lacs «proches»;
DAMIER = coupe rase en damier;
CHDEB = chemin de débardage;
IRR = coupe rase irrégulière;


2
Comme la figure1, sauf qu’il s’agit d’exemples d’images de paysages avec des lacs «lointains» dans le fond;
DAMIER = coupe rase en damier;
CHDEB = chemin de débardage;
IRR = coupe rase irrégulière;
50 r et 50 g indiquent le niveau de modulation chromatique rouge/verte


RÉSULTATS


Les chemins distants dérangent le moins

La variation de la position et des caractéristiques chromatiques de l’opération industrielle a influencé notablement l’acceptabilité esthétique de cette activité pour les observateurs.

Les chemins de débardage ont été évalués comme étant l’interruption du paysage la plus acceptable. Vues à une certaine distance, les observateurs préféraient de loin la coupe irrégulière à la coupe en damier. Les volontaires confirmaient ces résultats par des commentaires à la fin du test.

La figure 3 montre les principaux résultats de l’expérimentation. Dans l’ensemble, le modèle de l’activité industrielle a eu apparemment une influence considérable sur les évaluations [F(1,18, 88,47) = 108,19, p <0,01; e = 0,589]. Les scènes comprenant des chemins étaient estimées les plus attrayantes visuellement. La coupe rase en damier était évaluée moins favorablement que la coupe rase irrégulière (figure 3a). Les préférences (moyennes) pour les chemins forestiers se sont révélées beaucoup plus nombreuses que pour les coupes irrégulières et en damier.

3
Résultats principaux, préférences des observateurs

Note: Les barres d’erreur dénotent des erreurs types de la moyenne.


Les forêts devraient être vertes

Les effets du traitement visuel des contrastes de couleurs à basse altitude sur la perception générale des paysages n’avaient jamais fait auparavant l’objet de recherches. On a observé une importante différence dans les préférences chromatiques [F(4,96, 372,20) = 29,11, p <0,001; e = 0,827]. Les modèles plus verts étaient estimés plus beaux que les modèles plus rouges (figure 3b). On peut observer les tendances avec l’erreur-type des moyennes, celles qui se recouvrent indiquant des zones où il existe de légères différences entre les niveaux chromatiques.

La distance entre l’opération industrielle et l’observateur est apparue comme un élément important de la beauté du paysage. Les opérations forestières localisées dans les quadrants (supérieurs) «lointains» étaient estimées infiniment plus belles que les opérations «proches» (quadrants inférieurs) (figure 3c) [F(1,91, 140,99) = 108,56, p <0,001; e = 0,636]. La gauche et la droite ne changeaient pas sensiblement les évaluations (Helmut: t0,05 = -1,60, p = 0,11).

Les interactions entre couleur et modèle, entre modèle et quadrant et entre couleur et quadrant sont montrées à la figure 4. L’interaction entre la couleur et le modèle paraissait considérable [F(8,86, 664,55) = 8,96, p <0,001; e = 0,738]. Les modèles de coupe rase en damier et de coupe rase irrégulière plus verts étaient considérés plus favorablement que les modèles en damier et irréguliers plus rouges. La couleur n’avait que peu d’effet sur l’acceptabilité des chemins forestiers (figure 4a).

L’interaction entre le modèle d’opération forestière et le quadrant était importante [F(4,38, 328.39) = 22,86, p <0,001; e = 0,730]. Le chemin forestier jouissait régulièrement de la meilleure évaluation et le damier de la plus faible, malgré l’emplacement de l’opération (figure 4b). Les scènes comprenant des opérations industrielles lointaines recevaient toujours des évaluations supérieures aux scènes comprenant des opérations industrielles proches, bien que pour les chemins forestiers la distance n’était guère significative. L’interaction entre la couleur et la position de l’opération industrielle (figure 4c) et l’interaction triple entre la couleur, le modèle et l’emplacement n’avaient pas d’importance. Les interactions entre le fond et tous les autres facteurs restants n’étaient pas notables. La présence ou non d’un lac près des opérations forestières ne paraissait pas influencer les évaluations générales, bien que les observateurs aient signalé qu’une opération forestière industrielle avec un lac dérangeait plus qu’une opération sans lac.

4
Interactions entre les moyennes des évaluations pour les différentes dimensions


DISCUSSION

Les résultats de l’étude montrent que toutes les dimensions manipulées dans l’étude (modèle, couleur et emplacement des opérations forestières industrielles) influencent les perceptions de la beauté du paysage. Les valeurs mesurées de la beauté observée des opérations étaient étayées par les commentaires qualificatifs exprimés après que les volontaires avaient observé les scènes.


Les forêts devraient paraître «naturelles»

Les observateurs ont estimé régulièrement que les modèles de coupe rase jouaient un rôle très important dans le choix de l’évaluation donnée aux scènes forestières. Soixante-quinze pour cent des enquêtés ont formulé des commentaires sur le modèle de coupe rase en damier et, sur ceux-ci, 85 pour cent ont exprimé une opinion négative, déclarant qu’il avait l’air artificiel et fait par l’homme. Soixante-trois pour cent des observateurs ont émis des jugements sur les modèles de coupe rase irréguliers. Sur ce chiffre, 54 pour cent indiquaient qu’ils préféraient les parcelles irrégulières au modèle en damier car elles semblaient plus naturelles; d’après eux, les zones irrégulières auraient pu avoir été causées par un incendie de forêt ou l’infestation d’insectes. On pourrait expliquer le faible classement donné au modèle en damier par le fait que, s’il est vrai que le quadrillage du paysage est commun dans les régions agricoles, il est extrêmement rare dans les forêts.

Les chemins de débardage paraissaient n’avoir qu’un léger impact négatif sur la beauté du paysage. Sur 55 pour cent des enquêtés qui ont formulé des commentaires sur les chemins forestiers, 95 pour cent ont déclaré que, selon eux, les chemins «appartenaient» à la scène. Seulement 5 pour cent des enquêtés désapprouvaient la présence des chemins.

L’importance de la couleur pour la beauté de la scène était démontrée par les évaluations élevées données aux opérations forestières plus vertes et par les commentaires des observateurs. Soixante-six pour cent des enquêtés ont commenté la couleur rougeâtre des modèles industriels. Sur ce chiffre, 88 pour cent désapprouvaient les modèles. Selon des commentaires typiques, les modèles de couleur rougeâtre donnaient l’idée d’une forêt mourante, détruite récemment par la main de l’homme. Cependant, sur les 73 pour cent des enquêtés qui formulaient des commentaires sur la couleur verte d’un modèle industriel, 97 pour cent approuvaient les modèles verts car ils paraissaient représenter la régénération naturelle de la forêt. Seuls 3 pour cent des volontaires ont désapprouvé spécifiquement les opérations vertes, estimant que les modèles de coupe rase forestiers avaient un aspect artificiel et inadapté.


Les opérations forestières distantes recevaient un jugement plus positif

La distance spatiale des opérations industrielles avait un impact sur la beauté observée de la forêt; les enquêtés semblent avoir critiqué l’obstruction de la végétation du fond causée par la présence au premier plan des modèles industriels. Cela se notait aussi dans les commentaires des observateurs. Sur les 35 pour cent de commentaires exprimés sur les opérations «éloignées», pour 100 pour cent d’entre eux elles étaient plus acceptables que les «proches». Il n’y avait pas de différence significative entre la gauche et la droite.

Ces résultats n’étaient pas interprétés de manière à suggérer que la récolte devrait se dérouler loin des observateurs humains, mais ils fournissent des indications sur la nature de la perception humaine de la beauté; ils laissent entendre que lorsqu’un paysage est observé à de grandes distances, les différents modèles d’utilisation ont moins d’influence sur l’évaluation de la qualité visuelle.

En ce qui concerne les commentaires après évaluation, seuls 23 pour cent des observateurs ont émis des jugements sur les lacs. Sur ce nombre, 15 pour cent estimaient que les coupes effectuées près des lacs dérangeaient. Il est intéressant de noter que 7 pour cent des enquêtés ont estimé que les coupes rases irrégulières entreprises près des lacs étaient esthétiquement plaisantes car elles semblaient évoquer des paysages de plage.


CONCLUSIONS

La mesure des effets de l’utilisation des forêts par rapport aux attentes du public représente une valeur ajoutée pour la formulation des politiques, lorsque l’on quantifie la recherche sociale. L’étude décrite dans cette article introduit une nouvelle méthode d’évaluation des valeurs esthétiques et de l’acceptation publique des opérations forestières. Bien sûr, les conclusions sur les préférences publiques pouvant être tirées de cette étude sont limitées par le fait que les participants, bien qu’hétérogènes, étaient tous des étudiants universitaires volontaires, et ne représentaient pas dès lors une catégorie de la société. Pour valider les résultats, la méthode pourrait être utilisée avec d’autres groupes d’observateurs. Il serait intéressant d’examiner les réactions à d’autres types de scènes. Les chemins forestiers, par exemple, pourraient être analysés ultérieurement en variant leur longueur et leur largeur dans la forêt pour se conformer à de grandes opérations de récolte. En outre, on pourrait réaliser des études à l’aide de modèles industriels simulés, modifiés de façon à incorporer les recommandations particulières de la gestion des politiques forestières.

Les résultats suggèrent que toutes les opérations forestières industrielles manipulées dans l’étude influencent la beauté du panorama. Cependant, l’étude ne se proposait ni de promouvoir ni de condamner la technique de la coupe rase. Bien que des situations comparables puissent être observées dans des scènes réelles où ont été réalisées des opérations de récolte récentes, il n’était pas prévu que les résultats, obtenus en manipulant les opérations forestières sous des conditions expérimentales bien contrôlées, soient extrapolés à des situations réelles. Au contraire, il est espéré que la présente étude commencera à établir des indicateurs de valeurs esthétiques pouvant être incorporés dans de nouveaux processus de critères et indicateurs, afin de sauvegarder la beauté naturelle et les valeurs que le public attend des forêts.

Bibliographie

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