Global Forum on Food Security and Nutrition (FSN Forum)

Mr. Tom Ignacchiti

Chaire de recherche en droit sur la diversité et la sécurité alimentaires (Chaire DDSA)
Canada

La Chaire de recherche en droit sur la diversité et la sécurité alimentaires

La Chaire de recherche en droit sur la diversité et la sécurité alimentaires (Chaire DDSA) de l’Université Laval a pour mission d’effectuer une analyse critique des instruments juridiques nationaux et internationaux existants au regard de l’objectif de protéger et de mettre en valeur la diversité agricole et alimentaire pour une meilleure sécurité alimentaire mondiale durable. La Chaire DDSA offre un espace pour réfléchir en continu et avec les différents protagonistes du milieu à l’élaboration d’un droit de l’agroalimentaire plus cohérent face à cet objectif.

Réaliser les droits des agriculteurs comme moyen pour (re)intégrer la biodiversité dans l’agriculture

Les défis relatifs à la perte de la biodiversité cultivée sont toujours présents. Parmi les 6 000 espèces végétales cultivées pour l'alimentation, seules 9 assurent 66 % de la production agricole dans le monde[1]. Rappelons que depuis les années 1900, plus de 90 % des variétés végétales cultivées ont disparu des champs des agriculteurs pour être remplacé par des variétés uniformes et à haut rendement[2].

La perte de la biodiversité cultivée a un impact direct sur la durabilité des systèmes de production agricole[3], les rendant moins résilients face aux chocs environnementaux et climatiques, tout en ayant des répercussions négatives sur la nutrition et la santé humaine, puisque la biodiversité est essentielle à des régimes alimentaires nutritifs et sains[4].

Il est impératif de (ré)intégrer la biodiversité dans l’agriculture et dans les régimes alimentaires pour faire face aux défis posés par sa perte. En plus de repenser le cadre juridique international pour qu’il soit plus apte à protéger et à mettre en valeur la diversité agricole et alimentaire, garantir les droits des agriculteurs de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme est une des conditions pour atteindre cet objectif.

Il s’agit des droits qu’ont les agriculteurs de récolter les semences qu'ils ont obtenues en cultivant une variété végétale dans leurs champs, en vue de les conserver et de les utiliser à la ferme ou de les échanger et de les vendre entre agriculteurs et communautés agricoles[5]. Ces droits sont étroitement liés à la conservation, à l’utilisation et à la mise en valeur la biodiversité cultivée. Les pratiques semencières des agriculteurs permettent de gérer la biodiversité cultivée, en maintenant et en créant la diversité des espèces et variétés végétales.

Ces droits ont été formellement reconnus par les États dans le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA) (art. 9.3), adopté en 2001. Ce traité vise à la conservation et à l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation pour une agriculture durable et la sécurité alimentaire. Cette reconnaissance découle de la contribution essentielle agriculteurs à la conservation et à la mise en valeur de ces ressources qui sont à la base de la production agricole et alimentaire. Cependant, leur mise en œuvre incombe aux États et requiert l’adoption de législations nationales pour les transposer et les rendre exécutoires.

Les États devraient reconnaître les droits des agriculteurs dans les lois sur la protection des obtentions végétales et autres droits de propriété intellectuelle, d’une part, et celles sur la commercialisation des semences, d’autre part. Cette démarche contribuerait à élaborer des législations favorisant une meilleure intégration de la biodiversité cultivée dans l’agriculture, tout en assurant sa conservation et son utilisation durable, et en impliquant les agriculteurs. Par conséquent, elle participerait à l’atteinte des cibles fixées par le cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal, notamment de la cible 14, qui consiste à prendre en compte de la biodiversité dans les politiques et instruments nationaux et internationaux. La reconnaissance des droits des agriculteurs dans de telles lois, en plus de contribuer à la mise en œuvre du TIRPAA, devrait être une des actions prioritaires dans le cadre des efforts visant à intégrer la biodiversité dans les politiques et instruments, conformément à la composante 5 de la feuille de route technique.

Par le biais de lois sur la protection des obtentions végétales et autres droits de propriété intellectuelle

La transposition des droits des agriculteurs dans les législations sur la protection des obtentions végétales constitue un levier essentiel pour faciliter l’accès à une plus grande diversité de variétés végétales. Les pratiques de sélection des agriculteurs dans leurs champs favorisent la mise au point de variétés végétales plus hétérogènes et mieux adaptées aux conditions locales, y compris climatiques et environnementales, renforçant ainsi la diversité génétique des variétés.

En l’absence d’une transposition des droits des agriculteurs dans de telles législations, les droits exclusifs accordés aux obtenteurs sur les variétés végétales nouvelles, distinctes, homogènes et stables restreignent juridiquement la faculté pour les agriculteurs de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme issues de ces variétés cultivées. Dans la plupart des cas, ces pratiques nécessitent l’autorisation du titulaire des droits exclusifs et au paiement d’une redevance, limitant ainsi la possibilité pour les agriculteurs d’utiliser ces variétés améliorées pour sélectionner des variétés végétales mieux adaptées aux conditions locales.

Les États devraient intégrer des dispositions spécifiques relatives aux droits des agriculteurs lors de l’élaboration ou de la révision de leur législation sur la protection des obtentions végétales. Ces dispositions devraient explicitement reconnaitre les droits des agriculteurs de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme, et les considérer comme des exceptions à l’étendue des droits exclusifs sur les variétés végétales protégées. Ainsi, les droits exclusifs ne s’étendraient pas aux semences de ferme issue de variétés protégées qui sont conservées, utilisées, échangées et vendues, par les agriculteurs.

Plusieurs États ont adopté cette approche dans leur législation nationale dans le but de promouvoir la sélection et le développement de nouvelles variétés végétales. Par exemple, la Loi indienne sur la protection des obtentions végétales et des droits des agriculteurs (2001) reconnait les droits des agriculteurs exceptions aux droits exclusifs des obtenteurs, tout en imposant une limitation à la vente des semences issues de variétés protégées pour sauvegarder les intérêts légitimes des obtenteurs. De même, la Proclamation éthiopienne sur le droit d'obtenteur No. 1068/2017 reconnaît le droit pour les petits agriculteurs de conserver, d'utiliser, d'échanger et de vendre des semences de ferme de n'importe quelle variété dans le cadre d'une commercialisation non commerciale.

La transposition des droits des agriculteurs dans les lois sur la protection des obtentions végétales représente une avenue pour concilier les droits des obtenteurs avec ceux des agriculteurs, reconnaitre la diversité des pratiques de sélection végétale, tout en favorisant une plus grande biodiversité cultivée dans les champs des agriculteurs.

Par le biais de lois sur la commercialisation des semences

Dans ce cas, la transposition des droits des agriculteurs permet de préserver les pratiques de conservation, d’utilisation, d’échange et de vente des semences de ferme issues de variétés végétales, qui ne sont pas nécessairement soumises à des droits de propriété intellectuelle, et de soutenir les systèmes de semences paysannes.

De manière générale, les semences doivent satisfaire à un ensemble de normes relatives à leur commercialisation afin d’en garantir leur qualité. Leur commercialisation implique l’enregistrement des variétés dans un registre spécifique, qui exige que celles-ci soient nouvelles, distinctes, homogènes et stables. Ces normes, qui comprennent des exigences relatives à la production et à la distribution, à la certification, à l’inspection et au contrôle de la qualité des semences, favorisent le développement de variétés végétales commerciales uniformes et à haut rendement et la distribution de semences certifiées aux agriculteurs.

Cependant, les normes et procédures relatives à la commercialisation des semences ne sont pas adaptées aux variétés développées par les agriculteurs, qui ne répondent pas aux critères d’enregistrement et pour lesquelles la plupart des agriculteurs ne disposent pas de la capacité pour s’y conformer.

En l’absence d’une transposition des droits des agriculteurs dans les lois relatives à la commercialisation des semences, l’utilisation, l’échange et la vente des semences de ferme qui ne sont pas enregistrées et certifiées risquent d'être interdits.Il est essentiel que les États reconnaissent et protègent les droits des agriculteurs dans ce type de législation permettant ainsi aux agriculteurs d'utiliser, d'échanger et de vendre les semences de ferme.

Par exemple, la Loi éthiopienne sur les semences - Proclamation n° 782/2013 portant sur le secteur semencier commercial exclut de son champ d'application l'utilisation, l'échange et la vente de semences de ferme entre les petits agriculteurs (qui représente environ 96% des agriculteurs du pays[6]). Ces dispositions visent à préserver les droits des agriculteurs en exemptant les semences de ferme des exigences de commercialisation des semences (enregistrement et certification, etc.) lorsqu'elles font l'objet d'échanges et de ventes entre les petits agriculteurs. Ainsi, cela favorise ainsi l’utilisation et la circulation de ces semences entre les agriculteurs, au bénéfice de la biodiversité cultivée. 

Un autre exemple est la Loi vénézuélienne sur les semences n° 6.207 de 2015 qui encourage les systèmes de semences paysannes et les pratiques semencières des agriculteurs, tout en reconnaissant également les semences issues du secteur semencier commercial. Cette loi préserve les droits des agriculteurs de conserver, utiliser, échanger et vendre des semences de ferme. Ces semences peuvent être conservées, améliorées, produites, échangées, commercialisées et utilisées librement sur l'ensemble du territoire national.

Également, un autre moyen de promouvoir les droits des agriculteurs constitue à adapter les procédures et les critères d'enregistrement pour les variétés développées par les agriculteurs, en fonction de leurs pratiques afin de faciliter leur enregistrement. Cette option encouragerait l'enregistrement de variétés plus hétérogènes, ainsi que l'utilisation d’une plus grande biodiversité cultivée dans les systèmes de production agricole.

Dès lors, la transposition des droits des agriculteurs dans les lois sur la protection des obtentions végétales et sur la commercialisation des semences constitue une voie pour renforcer l'intégration de la biodiversité dans les champs, tout en soutenant des régimes alimentaires plus diversifiés et durables. En en effet, les pratiques semencières des agriculteurs jouent un rôle crucial dans la mise en valeur et l’utilisation de la biodiversité cultivée.

Voir en particulier : FAO, Options envisageables pour encourager, orienter et promouvoir la concrétisation des droits des agriculteurs, tels qu’énoncés à l’article 9 du Traité international, 2023 : https://www.fao.org/documents/card/en?details=cc7864en