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3. ENVIRONNEMENT SOCIO-CULTUREL DES PRODUCTEURS PRIVES

3.1. Un réseau en extension croissante

3.1.1. Composition de la société

A. Sur le plan ethnique

Le terme “Vakinankaratra” désigne exclusivement une unité géographique : la région qui comprend le massif de l'Ankaratra et les zones avoisinantes. Il n'a, par conséquent, aucune connotation ethnique bien que l'usage populaire tende à l'en doter. La zone s'est en effet peuplée par migrations.

En d'autres termes, la société du Vakinankaratra est, sur le plan ethnique, hétérogène : on y rencontre diverses ethnies, mais surtout des Merina ; dans la partie occidentale, zone limitrophe de l'Imerina, la proportion de personnes d'origine côtière (Antandroy, Bara,…) est plus élevée.

Les éléments de ces groupes coexistent sans s'intégrer complétement. Il existe une certaine ségrégation latente, qui nuit parfois à la cohésion sociale. Les victimes de cette ségrégation sont en général les personnes non originaires des Hautes-Terres centrales mais le phénomène est parfois réciproque.

Les résultats de notre enquête vont en ce sens. D'une part, les dix (10) producteurs privés enquêtés sont tous de l'ethnie merina, quoique l'un d'entre soit en partie d'origine betsileo et un autre, marié à une Betsileo ; ceci confirme le caractère majoritaire des Merina dans la zone. D'autre part, les éléments non-merina se distinguent : souvent, ils habitent dans un hameau à part ou dans une maison à l'écart ; leur mode d'existence est particulier (éleveurs à l'ouest, journaliers ailleurs).

Ce sont ces deux facteurs qui, au bout du compte, freinent la cohésion de l'ensemble de cette société :

  1. le sentiment de différence empêche les groupes de se brasser, de s'intégrer intimement. C'est comme l'a dit un habitant enquêté concernant le fait que chaque groupe vit dans un hameau à part : “chacun connaît sa place” ;

  2. les éléments non-merina de la zone sont fréquemment, à cause de leur mode de vie, dans le besoin : le travail journalier leur fournit peu d'argent mais les empêche de se consacrer à l'agriculture ; d'ailleurs, étant des migrants, ils n'ont qu'un patrimoine foncier limité, parfois même inexistant, et doivent alors recourir au système démotivant du métayage. Les autres habitants se défient donc d'eux : on leur attribue, à tort ou à raison, les maraudages ; on évite d'avoir affaire à eux.

La vraie cohésion n'existe finalement que chez les non-originaires de la zone qui se soutiennent remarquablement en terre d'exil.

B. Sur le plan statutaire

Héritée de la civilisation traditionnelle, la hiérarchisation de la société en trois groupes statuaires1 persiste. Dans la société merina traditionnelle, on distingue deux principaux groupes : les “Andriana” (nobles) et les “Hova” (hommes libres). Sont hors classement les “Andevo” (esclaves). La distinction entre ces groupes n'a jamais été apparente. Mais, ceux qui se croient supérieurs tendent à faire valoir leur rang.

Dans le Vakinankaratra, on note actuellement une supériorité numérique des individus classés “Hova”. Les “Andriana”, peu nombreux, sont d'origine merina ou betsileo pour la plupart. Il y a enfin les personnes au teint sombre, que l'on persiste à appeler “Andevo” en dépit de l'abolition officielle de l'esclavage en 1896.

Entre Andriana et Hova, il n'existe aucun conflit, ouvert ou latent. La distinction entre les deux groupes devient accessoire puisqu'elle n'est renforcée par aucune différence physique ou matérielle. Les Andriana participent à toutes les obligations communautaires.

En revanche, envers les Andevo, le brassage est moins avancé : ils sont inclus dans toutes les actions communautaires, mais avec une certaine réserve. Ceci provient également du fait que ces personnes sont fréquemment dans le besoin : journaliers, bouviers, domestiques.

Il convient de remarquer pour finir qu'aucune solidarité notable des individus ne découle de leur appartenance à un même groupe.

C. Autorités informelles

Aucun indice n'a permis d'identifier une personne ou un groupe dont l'influence s'exerce sur tous les individus d'une communauté. Il n'existe que les autorités informelles habituelles en milieu rural qui ont une influence limitée : les guérisseurs, les gardiens de monuments, les divers fournisseurs de talismans, les “protecteurs” contre la grêle ou tout simplement les personnes âgées.

Ces individus possèdent un ascendant certain, mais uniquement sur leur clientèle ou entourage. Et cette clientèle est géographiquement dispersée : parfois jusqu'à des dizaines de kilomètres à la ronde. Leurs zones d'influence s'empiètent donc.

Finalement, les habitants d'un secteur ne sont pas soumis aux mêmes influences. Dans une même vallée par exemple, les riziculteurs ont parfois deux “protecteurs” différents contre la grêle, sans parler d'un troisième groupe, celui des paysans qui n'y croient pas.

Cette hétérogénéité des influences rend difficile toute tentative de les utiliser ou au contraire, dans le cas où ces ascendants freinent une action de développement, de lutter contre elles.

D. Bilan

L'hétérogénéité est le trait dominant de la société rurale du Vakinankaratra. Ce caractère n'est guère favorable à l'unité des individus et à des actions de développement de masse.

1 Le terme “caste” est inadéquat à la civilisation malgache.

3.1.2. Organisation sociale

A. Entraide

L'hétérogénéité de la société entraîne donc des sentiments de différence, des clivages moraux chez les individus. A ce fait s'ajoutent les difficultés matérielles du monde rural. Il en résulte l'absence de solidarité à grande échelle et profonde. Ceci n'existe qu'à une échelle limitée : chez certains groupes de migrants, chez quelques ménages ayant des affinités ou chez des “fatidrà” (personnes ayant un lien familial artificiel créé par un rite).

En fait, hormis ces cas particuliers, l'entraide matérielle, pourtant utile en milieu rural, ne subsite généralement qu'au niveau de la famille, au sens étroit du terme : entre les parents et les fils mariés ou entre certains frères.

En outre, la nature et l'objet mêmes de l'entraide renforcent cette idée de désolidarisation de la société et de la famille. D'une part, le travail gratuit est devenu rarissime même entre frères : pour une opération donnée, pas plus d'une journée gratuite en général. D'autre part, l'entraide ne concerne que les travaux qui nécessitent beaucoup de main-d'oeuvre : planage de rizières, repiquage, moisson rizicole, construction d'une maison, … Il s'y ajoute la solidarité pour les cérémonies familiales qui est plutôt dictée par la coutume ou la peur du rejet social.

B. Règles sociales

Elles varient d'un secteur à l'autre. Elles concernent en général les travaux d'intérêt commun (réfection des routes, nettoyage des canaux, aménagement d'infrastructures sportives …), le partage de l'eau et la sécurité.

Le Malgache est toujours enclin à observer ces règles et obligations, par peur de la désapprobation ou du rejet par la communauté. Mais dans le Vakinankaratra comme ailleurs, le degré de participation des individus dépend aussi de la rigueur du contrôle social (rigueur et effectivité des lois, impartialité) et de l'estime qu'ils ont pour ceux qui dirigent. Pour ce dernier cas, l'estime des habitants envers un dirigeant est fonction de son niveau intellectuel, socio-économique ou social (groupe statutaire).

L'observation des règles sociales est optimale quand ces conditions sont satisfaisantes pour les habitants. La société en devient alors sereine.

Quelle est la place des producteurs privés d'alevins dans la société rurale ainsi décrite?

3.2. Place des producteurs privés dans la société

3.2.1. Ethnie

Les dix producteurs privés d'alevins de l'échantillon sont tous de l'ethnie merina (même si l'un d'entre eux a une mère betsileo, et un autre, une épouse betsileo). Ils appartiennent donc au groupe ethnique majoritaire du Vakinankaratra et n'ont, par conséquent, aucun problème d'intégration ou de différence.

3.2.2. Groupe statutaire

Trois des producteurs privés étudiés sont des Andriana (nobles) et les sept autres des Hova (descendants d'hommes libres). Sur ce point, ils n'ont donc ni problème d'intégration ni estime particulière puisque :

Ces deux premières rubriques ont montré que les producteurs privés d'alevins appartiennent aux groupes majoritaires, adaptés et non déconsidérés des Hautes-Terres. Sur ce point, ils n'ont donc aucun problème.

Mais, on peut inverser le raisonnement et se demander s'il y a alors une sélection sociale sous-jacente qui empêche les groupes minoritaires de pratiquer la production d'alevins.

Dans une certaine mesure, cette sélection existe puisque la production d'alevins est destinée à une clientèle locale et qui, par conséquent, doit être pratiquée par un individu apprécié par le plus grand nombre d'habitants, notamment dans les secteurs où sévit la concurrence. Mais un critère plus important intervient également : les possibilités matérielles et financières inhérentes à l'appartenance sociale. D'une part, sur le plan ethnique, certains groupes de migrants s'intéressent traditionnellement à l'élevage bovin, et n'ont ni le temps ni l'envie de s'adonner à cette activité centrée dans les bas-fonds. D'autre part, sur le plan statuaire, ceux dénommés “descendants d'esclaves” sont, comme nous l'avons dit (cf. Paragraphe 3.1.1., b.), en majorité dans le besoin ; ils sont donc écartés obligatoirement de la production d'alevins qui nécessite des investissements assez lourds.

3.2.3. Histoire de vie

Sur ce point, il existe un itinéraire commun aux producteurs d'alevins enquêtés. Tous étaient nés dans les secteurs respectifs où ils résident actuellement. Tous ont également effectué leurs études là. Ensuite, à l'exception d'un seul, tous ont migré vers Antsirabe, Antananarivo ou les chefs-lieux zonaux afin d'exercer une activité non agricole (généralement commerciale).

Enfin, au bout de quelques années (4 à 20 ans), ils sont revenus au terroir d'origine pour reprendre l'agriculture ; la plupart (8 producteurs sur 10) ont toutefois gardé (ou cherché) un emploi annexe, qui leur assure des revenus supplémentaires.

Cet itinéraire commun tend à démontrer chez la population étudiée une ouverture d'esprit, une volonté de réussir, de dépasser le stade de simples paysans. Après avoir plus ou moins échoué ailleurs, ils se sont reconvertis dans l'agriculture, mais en restant ouverts à d'autres spéculations rémunératrices. L'aquaculture apparaît dès lors comme un choix possible en ce sens.

Ceci tend à prouver ce qui a été dit dans le premier document de cette étude ; la production d'alevins est étudiée, choisie puis testée par ces agriculteurs à la recherche d'un mieux-être ; elle peut ainsi, en cas d'insatisfaction des intéressés, être délaissée au profit d'une autre activité plus prometteuse.

Quoi qu'il en soit, cet exil volontaire profite aux producteurs privés d'alevins dans leurs activités actuelles : outre les expériences et les économies acquises, ils ont également, par les nombreux déplacements effectués, élargi le cercle de leurs relations. Effectivement, après avoir été collecteurs de produits agricoles, bouchers, vendeurs itinérants, instituteurs, etc…, les enquêtés se déclarent bien connus dans les zones respectives où ils résident.

Ces acquis peuvent par ailleurs faire de ces individus des paysans leaders, des phares bien utiles aux organismes de développement rural. En effet, bien que certains sociologues ruraux soient contre le principe du paysan leader, celui-ci paraît généralement utile pour servir de guide ou de modèle à une population rurale ancrée dans les préjugés et les habitudes ancestrales. L'essentiel est de ne pas trop privilégier ces leaders, auquel cas ils feraient l'objet de jalousie et par réaction, d'un rejet de la part de la masse.

3.2.4. Rapports avec les autres paysans

Il a été dit (cf. Paragraphes 3.2.1. et 3.2.2.) que du point de vue de leur appartenance ethnique et statutaire, les producteurs privés d'alevins du Vakinankaratra sont bien intégrés dans la société : ils ne sont ni méprisés ni plus respectés que les autres. Ils se confondent dans le paysage social de la région.

Cette rubrique-ci traitera en revanche de la place de l'ascendant et des problèmes de ces producteurs en tant qu'individus.

Il apparaît dans l'ensemble que ce sont des individus bien connus, aimés et estimés dans leurs secteurs respectifs. Ce fait, d'ailleurs confirmé par les enquêtés eux-mêmes, est prouvé par les fonctions que les habitants leur confient. En effet, independamment de son âge, chaque producteur enquêté possède une à six fonctions de responsabilité : dans l'administration locale, dans les associations agricoles, confessionnelles ou sportives. Les moins chargés sont ceux qui ne résident guère dans leur secteur de production (car ayant un travail régulier en ville) et ceux qui ont un très bas niveau d'instruction.

Ces responsabilités ont certes un inconvénient majeur, la perte de temps en particulier pour les postes dans l'administration locale. C'est d'ailleurs pour cette raison que les enquêtés ont parfois refusé ces derniers ; ils sont distraits de leurs activités de subsistance par les réunions, invitations et obligations diverses.

Les avantages sont en revanche multiples : la popularité et l'ascendant sur les autres habitants, la possibilité de faire une vulgarisation piscicole lors des diverses réunions, l'occasion de côtoyer les dirigeants et les techniciens de passage, le fait d'être plus craints des malfaiteurs… Parfois, les villageois s'efforcent aussi de plaire aux responsables locaux, ce qui peut en l'occurence se traduire par un élargissement de la clientèle du producteur d'alevins.

Néanmoins, le fait d'être connus et estimés des habitants ne met pas les producteurs d'alevins entièrement à l'abri des problèmes sociaux habituels.

D'une part, à l'instar de l'ensemble des habitants du Vakinankaratra, ils subissent aussi l'éclatement de la solidarité sociale. Les difficultés de la vie aidant l'individualisme ont en effet gagné les milieux ruraux au détriment des valeurs traditionnelles de solidarité et d'entraide. Aussi, chaque producteur n'a-t-il de cohésion, et donc d'entraide, qu'avec deux ou trois ménages au plus ; il s'agit des frères, soeurs, neveux ou tout simplement des parents. Pour l'un d'entre eux, il s'agit de deux “fatidrà”, c'est-à-dire des amis avec lesquels il a créé une “parenté de sang” artificielle par le biais d'un rite ; le lien ainsi obtenu est solide, éternel et souvent plus fort que celui entre deux frères.

D'autre part, ces producteurs ont des adversaires locaux par suite d'un conflit foncier ou d'une concurrence économique. Le nombre de ces adversaires est toutefois limité à un ou deux ménages par producteur. La mésentente se manifeste de diverses manières : médisances, contradictions lors des réunions ou activités publiques, querelles sur le partage de l'eau,… Certains affirment même que leurs adversaires en arrivent au sabotage des biens, mais ce sont de simples présomptions.

Pour l'activité piscicole en particulier, la malveillance des adversaires consiste à médire sur la qualité des alevins du producteur privé et à ne pas en acheter chez ce dernier (ils ne veulent pas aider un “ennemi” !). Parfois, l'adversaire veut aussi devenir un producteur d'alevins encadré afin de concurrencer celui déjà en place ; ceci est toutefois impossible, la CIRRH/projet n'encadrant qu'un producteur par secteur, justement pour éviter tout litige.

Ces désagréments restent néanmoins rares étant donné le nombre limité de ces individus malveillants. Dans l'ensemble, les producteurs d'alevins sont bien acceptés par la paysannerie. Ceci provient de plusieurs facteurs. D'abord la conformité de ces producteurs au paysage social de la zone, comme déjà cité plus haut ; ensuite, l'utilité des alevins de bonne qualité et produits sur place pour les (rizi)pisciculteurs locaux ; enfin et surtout, l'effort fait par les producteurs de bien s'entendre avec les habitants : ils savent qu'ils sont des privilégiés et peuvent donc faire l'objet de la jalousie des autres mais qu'ils sont aussi dépendants de la clientèle locale quant à la vente de leur production (un boycott, même partiel, est toujours à craindre d'autant que certains secteurs comptent des producteurs non encadrés concurrents).

Dans le même ordre d'idées et pour ces mêmes raisons, les producteurs privés d'alevins peuvent indubitablement servir d'animateurs piscicoles dans leur secteur respectif (vulgarisation-marketing) ; ce rôle leur est attribué dans la stratégie de développement de la CIRRH/projet. Ils ont effectivement les atouts nécessaires, y compris la maîtrise des techniques piscicoles. En outre, les (rizi)pisciculteurs sont avides d'apprendre ces techniques même s'ils ne les appliquent pas encore en totalité. Les producteurs savent donc qu'ils peuvent assurer ce rôle mais ils ne sont guère pressés de le faire pensant à tort qu'au stade actuel, c'est encore inutile (cf. Paragraphe 4.2.1., b.). Aussi, se contentent-ils de répondre aux questions posées par les acheteurs d'alevins…


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